J’ai toujours rêvé d’écrire un livre qui s’appellerait L’Art de la fuite, et il se pourrait que Julia Kerninon ait écrit un roman qui s’approche, justement, de cette idée insaisissable, de ce concept inconcevable, comment à 40 ans réussir à concilier ce qu’on a été, mille fois, mille fois différente, et ce qu’on est, ce que l’on croit avoir réussi à devenir. Liv Maria, qui de son double prénom, double identité, donne son nom à l’ouvrage, est fille de la mer et du vent, fille de liberté et d’errances, îlienne confetti soufflée au gré des bourrasques d’une vie fantasque, elle sillonne son monde, de sauts de puce en grandes enjambées, disparue ici, retrouvée là, un jour orpheline, le lendemain amoureuse, la veille étudiante, l’après-demain la trouvant droite dans ses éperons. Équilibre mille-feuilles qui ne vacillera que lorsqu’un souvenir chéri, douloureux, incompris deviendra secret inavouable, fulgurance qui résonne, au hasard d’une énorme coïncidence qui, pour qui a un peu vécu, n’étonnera guère, le destin s’amusant plus souvent qu’à son tour à nous placer dans des situations absurdes, quelqu’un s’ennuie là-haut, c’est sûr. Évidemment pour en arriver là, l’auteure aura à dresser le portrait d’une femme, à dresser surtout le cheminement de ses déplacements, il faut la suivre, la Liv Maria, cédant parfois au raccourci, ô que j’aimerais trouver fortune en dix lignes, comme pressée d’en arriver à la situation particulière que ne manquera de vivre son héroïne, situation particulière dont découleront coup d’œil instinctif dans le rétro et tri des bagages que la vie charge sur nos épaules. Romanesque roman dont il faut accepter de se laisser enivrer, faisant fi des étonnements, faisant confiance surtout à l’intelligence d’une auteure qui, depuis sa première œuvre, sait faire rimer grandes histoires et grands questionnements, audace et ambition. Liv Maria, multiple Liv Maria, aura à s’arrêter, dans un surplus d’existence qui d’un coup l’interroge, pour recoller ses identités, elle qui jusqu’à présent filait à la vitesse de l’éclair, se gavant de vie ruant dans les brancards, de coups de tête en coups de cœur aussi soudains que décisifs. La trentaine épanouie la quarantaine pas si tranquille qui se figure mer d’huile pour celle qui a su affronter les récifs, la mer salée, mais ne résistera pas à l’image portée dans le miroir, dans le ruisseau. Écrire et réécrire sa vie, apposer la dernière pièce et reconstituer le puzzle bien longtemps après que l’on ait pensé que l’image était complète, le passé se réverbère, offre dernier éclat et met en lumière, en exergue. Qu’il en faut prendre de la hauteur de la distance pour se dire pour comprendre que tout est intrinsèquement lié, que si le hasard est le plaisir des dieux il est le Damoclès des hommes, et des femmes, et quelle femme. On y croit à demi, ce qui n’entame pas le plaisir de trouver embarqué, ce qui ne gâche rien à l’envie d’extrapoler, d’oser apposer son propre point final, comme une histoire en fuite d’une femme trop souvent enfuie.
Dès ses quatorze ans, doigts serrés sur le volant, vitres grandes ouvertes, Liv Maria parcourait l’île dans une vieille Volvo. Tous les jours, elle faisait rugir son moteur sur les petits chemins quadrillant les prés, tournant la tête juste un instant au sommet des côtes pour apercevoir la mer, partout autour. C’était parfaitement illégal, évidemment, mais ça ne posait aucun problème à l’époque parce que le seul policier de l’île était son oncle Manech – encore que Liv Maria se soit parfois demandé si cette histoire était vraie, ou s’il prétendait être policier pour son seul bénéfice à elle, pour jouer. Quand il l’arrêtait, à l’occasion, d’une seule main sur le capot, il se contentait d’éteindre l’autoradio et de vérifier que sa ceinture était attachée, et il lui donnait un baiser sur le front – un baiser si tendre que la première fois de sa vie qu’un inconnu lui avait mis une amende pour dépassement de vitesse, des années-lumière plus tard, sur une route perdue en Uruguay, elle avait pleuré d’incompréhension. L’homme lui avait essuyé la joue avec sa manche pleine de poussière, et c’était peut-être à ce moment-là seulement qu’elle avait compris combien les conditions particulières dans lesquelles elle avait grandi l’avaient laissée parfaitement innocente de certaines choses capitales.
Éditions L’Iconoclaste – ISBN 9782378801540
À paraître le 19.08.2020