Le Consentement – Vanessa Springora

Le consentement

De ces livres sur lesquels il est de bon ton d’avoir un avis avant même leur parution, qui tour à tour jetés au bûcher ou brandis en étendards, qui accusés de réécrire l’histoire, relecture des ainés, époques, mentalités, qui accusés de vengeance impudique, qui auront des conséquences, ont des conséquences, au-delà du secret des alcôves, sur la scène publique, dans la fosse commune, et donneront lieu aux plus vifs des débats, de ces livres sur lesquels – trouble de notre époque de l’ultra-communication – chacun devra avoir une opinion, surtout, sur tout, sans doute, sans avoir pris la peine de l’ouvrir, ou en le lisant vite, trop vite, pour y trouver matière à, munition à, preuve que, fantasme de. Découpés, désossés, enflammés. De ces livres auxquels, oui, il est bon d’accorder un temps de latence, l’attente, que tout s’apaise et que l’esprit déparasité se fasse aussi serein, curieux et bienveillant que possible. Dès la première ligne m’étonne que s’affirme ce que je n’ai lu nulle part, que Vanessa Springora sait écrire, et bien, éditrice lectrice, maturation d’une histoire qui la tient depuis des décennies, en fluidité s’affiche Le Consentement. S’imagine le travail à l’os, au scalpel, car il en faut du sang, de la douleur, de la distance pour poser le mot, au plus près, portrait de l’enfant qui n’est plus. Se découperait alors en deux parties un ouvrage qui commence par exposer, au plus proche, des faits, têtus, imperturbables, qu’ils sont loin les premiers frémissements, qu’il reste tabou de dire tout haut ce que tout le monde a vécu tout bas, des jeux en répétitions, des découvertes pas si innocentes mais jamais malsaines. Et le temps de la fracture, l’âge qui en soit en est une, coincement, abrasion, plaie béante du père indifférent. Dans la faille, un regard, non lubrique, c’est plus bien subtil, qui donne corps à l’adolescente que fascine l’esprit, la renommée, le prestige de celui qui porte le titre de ceux qu’elle admire, de lecture en lecture, de livres en livres. Et vient l’articulation d’une relation où chacun part en quête de ce qu’il pensera, à tort, évidemment, pouvoir arracher à l’autre, éternelle jeunesse contre maturité, sexe contre talent littéraire. Nous pardonnerons à l’enfant, naïve admiration, nous n’excuserons jamais l’adulte, sordide répétiteur. Que toute relation qui débute par ce que l’on veut prendre, et non ce que l’on veut donner, soit vouée aux catastrophes, aux cicatrices, combien d’années pour y penser. Trop peu chez la fillette à qui personne ne dit que tout cela va mal finir, où étaient les adultes – là je laisse à nouveau place aux débats, ce qui m’intéresse, dans ce livre, au cœur, c’est n’est pas de juger – qui suis-je – c’est de comprendre la répartie d’un camarade, si juste, si peu fine car si moqueuse, qui met le mot, que l’on a croisé auparavant dans la bouche de ces grands qui n’ont fait que parler, parler, sans agir, pédophile, mot qui la heurte et qui d’impossible victime, alors, la transforme en improbable complice. Qu’il semble simple le chemin de l’acceptation de cet autre mot, victime, bien moins terrifiant, car ouvert à l’empathie, à la douceur, à la consolation, et combien parfaitement Vanessa Springora raconte qu’elle mettra pourtant des années à réussir à le parcourir. En cela, ce livre, Le Consentement, est précieux, car – à nouveau – il aborde ce tabou, cette difficulté à dire, et surtout à se dire, que oui, on a été ça, aussi. Parlera à qui aura besoin de l’entendre, espérons.

Un soir, ma mère me traîne dans un dîner où sont invitées quelques personnalités du monde littéraire. Je refuse d’abord tout net d’y aller. La compagnie de ses amis m’est devenue aussi pénible que celle de mes camarades de classe, dont je me détourne de plus en plus. À treize ans, je vire franchement misanthrope. Elle insiste, se fâche, use du chantage affectif, je dois arrêter de me morfondre toute seule dans mes livres, et puis qu’est-ce qu’ils m’ont fait ses amis, pourquoi je ne veux plus les voir ? Je finis par céder.

À table, il est assis à un angle de quarante-cinq degrés. Une prestation évidente. Bel homme, d’un âge indéterminé, malgré une calvitie complète, soigneusement entretenue et qui lui donne un air de bonze. Son regard ne cesse d’épier le moindre de mes gestes et quand j’ose enfin me tourner vers lui, il me sourit, de ce sourire que je confonds dès le premier instant avec un sourire paternel, parce que c’est un sourire d’homme et que de père je n’en ai plus. À coups de belles réparties, de citations placées toujours à propos, l’homme qui, je le comprends rapidement, est écrivain, sait charmer son auditoire et connaît sur le bout des doigts les codes du dîner mondain. Chaque fois qu’il ouvre la bouche, les rires fusent de toutes parts, mais c’est toujours sur moi que s’attarde son regard, amusé, intrigant. Jamais aucun homme ne m’a regardée de cette façon.

Si j’insiste sur la justesse de cette première partie, c’est qu’elle est à mille lieux des extractions, des verbatim, comme on dit, des découpages aux ciseaux acharnés, volonté de buzzer, juste, fine, sans pathos, sans renonciation, sans procès à charge, sans superflu, sans faux fuyants – juste. Se découvre alors la suite, où l’émotion – et je ne l’attendais plus – semble d’un coup se déchainer et vouloir faire exploser le carcan de l’écriture documentée. Suite car suite il y aura à la rupture consommée, affirmée, voulue et soutenue par la grâce d’une rencontre. Et l’intérêt pour ce livre, qui n’a rien de romantique, se révèle romanesque – pour ne pas dire mythologique, pour ne pas dire mythique – ne commence-t-il pas par le rappel de quelques contes fondateurs -, car Vanessa, enfin libérée, s’estomaque de qui n’est toujours pas digéré : comment a-t-on pu la laisser se faire enfermer dans un livre, un journal ? Comment a-t-on pu publier, le publier, lui laisser sa seule version remaniée, le prônant repentant sur la voie d’une hypothétique et incrédible rédemption, décrivant, salace, assumant, encouragé, manipulant la manipulée qui – l’avait-il toujours pressentie future et redoutable rivale  – il ne cessera de bombarder de ses mots, des années, en dépit du silence, du refus, comme pour l’entraver, encore, et l’empêcher de prendre possession de ce qui lui avait toujours appartenu, qui lui appartenait déjà avant cette funeste rencontre, la littérature. Dévastée d’être épinglée en éphémère, dévastée d’être réduite à la petite focale, à sa plus brève représentation, une majuscule absurde qu’il n’était pas bien compliqué de contourner, pour tout lecteur intéressé, et il y en eut, fatalement, la perversité autorise les perversités à s’assumer et à se dévoiler, à se croire autorisées – Vanessa Springora raconte – avec rage – la rage de la femme, la rage de l’éditrice, la rage de l’auteure. Et s’autorise, enfin, à conquérir son terrain terreau, à retourner les armes, les mots, à remâcher cracher le point final. Victime, aussi, écrivain, surtout.

Les Moins de seize ans milite pour une complète libéralisation des mœurs, une ouverture des esprits qui autoriseraient enfin l’adulte à jouir non pas « de » l’adolescent, bien sûr, mais « avec » lui. Beau projet. Ou sophisme de la pire espèce ? Que ce soit dans cet ouvrage ou dans la pétition que G. publiera trois ans plus tard, lorsqu’on y regarde vraiment de près, ce ne sont pas les intérêts des adolescents qu’il défend. Mais bien ceux des adultes « injustement » condamnés pour avoir eu des relations sexuelles avec eux.

Le rôle de bienfaiteur qu’aime se donner G. dans ses livres consiste en une initiation des jeunes personnes aux joies du sexe par un professionnel, un spécialiste émérite, bref, osons le mot, par un expert. En réalité, cet exceptionnel talent se borne à ne pas faire souffrir sa partenaire. Et lorsqu’il n’y a ni souffrance ni contrainte, c’est bien connu, il n’y a pas viol. Toute la difficulté de l’entreprise consiste à respecter cette règle d’or, sans jamais y déroger. Une violence physique laisse un souvenir contre lequel se révolter. C’est atroce, mais solide.

L’abus sexuel, au contraire, se présente de façon insidieuse et détournée, sans qu’on en ait clairement conscience. On ne parle d’ailleurs jamais d’« abus sexuel » entre adultes. D’abus de « faiblesse », oui, envers une personne âgée, par exemple, une personne dite vulnérable. La vulnérabilité, c’est précisément cet infime interstice par lequel des profils psychologiques tels que celui de G. peuvent s’immiscer. C’est l’élément qui rend la notion de consentement si tangente. Très souvent, dans les cas d’abus sexuels ou d’abus de faiblesse, on retrouve un déni de la réalité : le refus de se considérer comme une victime. Et, en effet, comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? Quand, en l’occurrence, on a ressenti du désir pour cet adulte qui s’est empressé d’en profiter ? Pendant des années, je me débattrai moi aussi avec cette notion de victime, incapable de m’y reconnaître.

Éditions Grasset – ISBN 9782246822691