Dans un délicat paradoxe, me surprends à chercher sur Internet pourquoi Molly Brodak a décidé de mettre fin à sa vie, au terme d’une lecture qui justement tournait autour d’une autre question, pourquoi son père avait-il choisi de braquer des banques, question dont j’estimais, dans une hâtive précipitation et avec une pointe d’arrogance, qu’elle n’avait, tout simplement, pas plus de réponse que le très concret appât du gain, ou la non moins concrète obligation de rembourser ses dettes. Si l’on veut tenter une hypothèse, la motivation pour accomplir un acte, quel qu’il soit, ne tiendrait que dans la subtile distinction entre l’action et la réaction, à laquelle pourrait s’ajouter un élément non moins subtil, car intrinsèque à nos vies humaines, le temps, c’est-à-dire la perspective, et, par extrapolation le questionnement des répercussions de nos actions (ou réactions) sur notre environnement immédiat, et, dans le cadre de ce Bandit, sur ceux qui vivent dans notre environnement immédiat. Quand Molly Brodak, à la toute fin de son travail d’introspection, se décide enfin à interroger son père sur ses motivations, la réponse semble totalement déshumanisée – voire cruelle – tant elle est pragmatique, et tombe d’autant plus à plat au regard des souffrances que vient d’exposer une jeune femme qui, faisant preuve d’une honnêteté et d’une lucidité quasi cliniques, a tenté de recoller les morceaux en 82 fragments, avouant une dislocation, née de l’enfance, visiblement irréparable. Comment la dérive sociopathe – j’imagine que dans notre France parfois un peu moins excessive que les États-Unis, on se contenterait de parler d’égoïsme – qu’elle prête à son père ne peut-elle pas se heurter aux arguments de protection envers ses enfants dont il use, Molly Brodak – en tout cas – n’arrive pas à accepter ce point de vue, suspectant même une certaine manipulation – c’est le dernier pas qu’elle ne franchira pas, du moins pas entre ces pages, mais comment aurait-elle pu accepter qu’il parle de « sa fille » quand elles étaient deux, comment aurait-elle pu accepter que l’anneau de Möbius dans lequel elle ne cessait de tourner en boucle était finalement linéaire. Son suicide à 39 ans est-il réaction tristement prévisible au saccage de l’identité individuelle en devenir, ou au contraire action tangible, celle de choisir d’enfin couper le fil, de cesser l’impossible dialogue avec la figure hautement tutélaire que fut pour elle son père, quitte, pour cela, à disparaître définitivement de son champ de vision ? La réponse n’est pas à chercher dans ce livre, mais soulève – et ravive – ce que Molly Brodak démontre avec talent, les faits ne suffisent pas. Ceux qu’elle a passé sa vie à raconter – elle en parle pour le coup avec un détachement presque cynique qui fait froid dans le dos – contentent certainement la curiosité de ses proches mais la blessent également car personne ne fait vraiment l’effort d’aller voir de l’autre côté, l’impact sur une enfant de l’incompréhension des comportements adultes, et surtout cette sensation précoce et éternelle de ne tout simplement pas (vouloir ou pouvoir) exister pour ceux qui pourtant l’ont placée là. Se pose bien sûr la question de la responsabilité des parents envers leurs enfants, et l’autorisation que se donnent ces derniers d’exiger qu’on leur rende des comptes. Peut-on s’arroger le droit de juger nos parents, peut-on du moins décider de leur imposer les conséquences de leurs actes ? La punchline désastreuse de la couverture – j’adore au demeurant les éditions du sous-sol mais là franchement y a un raté – résume encore une fois l’auteure à ce qu’elle n’est pas, ou à ce qu’elle est, mais pas seulement, une fille de braqueur. Quand se dessine qu’elle est également la fille d’une maman souffrant de graves troubles psychiques – ce dont on imagine les désastreuses conséquences bien qu’elle ne s’y attarde pas, pudeur ou amour pour sa mère ça…, la sœur d’un double qui a choisi l’extrême inverse pour résoudre cette problématique familiale, c’est-à-dire jouer le jeu et occuper le devant de la scène, ce qui n’est pas moins fatal, la fille d’un homme né dans un camp de concentration, elle-même, qui sait, une voleuse, encore une fois les faits ne suffisent pas mais explicitent sa difficulté à faire coexister tant de réalités auquel un maigre « fille de braqueur » ne se réfère pas. Qui aurait-elle été si elle était née dans un contexte différent, qu’aurait-elle été si elle avait vécu « sans tête », ce à quoi une expérience particulière lui permettra de songer, qu’est-ce qui constitue notre moi et quelle latitude peut-on laisser à celui-ci, pourquoi n’arrive-t-elle pas à renoncer à l’envie de comprendre, à l’envie de creuser, pour lui, sur lui. Molly Brodak, dans sa constante peur de déranger et bien qu’elle semble saisir sa plume comme une arme, avec laquelle sans doute elle n’a cessé de s’égratigner, encore s’interroge sur l’utilité de sa démarche, se demande si le vécu individuel peut se partager. À sa lecture me vient un grand oui, je ne sais si cela l’aurait consolée, j’en doute, trop tournée sur le petit rien qu’elle croyait être pour se doter du pouvoir d’interférer sur la vie d’inconnu.e.s – mais nulle trace de misérabilisme pourtant, et c’est là qu’elle devient une fantastique funambule. Bandit n’est pas, seulement, un livre dur car l’auteure en a choisi la conclusion, radicale, désespérée et dramatique, ni un simple questionnement passionnant sur l’identité familiale, il est parfait exemple de la richesse de la non-fiction américaine (et peut-être bien féminine) contemporaine qui excelle dans un point précis : du focus de l’expérience individuelle envisager l’universalité de nos complexités humaines, au-delà du témoignage, ou du jeu de miroir, s’absorber dans une démarche intellectuelle, sensitive plus que sensible, là ce n’est pas un paradoxe, parfois salvatrice, et parfois, malheureusement, non.
Le soir, au dîner, je regarde l’échange s’envenimer entre les parents, c’est à qui lâche rageusement sa fourchette, fait claquer son assiette, quitte la table avec fracas, s’éloigne à grand bruit, ma sœur ajoute cruellement son petit grain de sel pour ne pas se sentir exclue, et moi je me contente d’observer, comme si je me trouvais devant un écran de télévision, côté salon : je les vois mais eux, manifestement, ne me voient pas. Je joue avec mes légumes spongieux, je les écrase dans mon assiette, les yeux braqués sur leur petit drame, exactement comme s’il s’agissait de Scooby Doo ou G.I. Joe. Je pourrais m’endormir, je pourrais m’évader, chantonner, danser, parler même – bien à l’abri dans la tache aveugle de leur champ de vision. Ou écrire, comme je l’ai découvert. Quoi qu’il en soit, personne ne m’entendrait.
Une technique de survie, c’est de se faire toute petite. Quand les ressources manquent et qu’on est contraint de rester là où on est, comme dans l’enfance, ça aide de ne pas se faire remarquer. La famille, de temps en temps au complet sous un seul et même toit ou, plus souvent, partiellement réunie entre adultes et enfants, jamais les mêmes, m’enserrait comme une masse nébuleuse de problèmes. Sur mon petit terrain à moi, comme en pays étranger, je n’en étais pas un, de problème. Je ne faisais pas d’histoires, j’étais sage, maligne, réservée et ordonnée, je lisais et je jouais toute seule, j’attrapais des insectes, je collectionnais des cailloux, je lisais de plus belle, je dessinais. Et j’aurais voulu me faire plus petite encore, un petit rien, pour leur donner au moins cela, un petit non-problème domestique, qui ne hurlait pas, ne pleurait pas, mais balayait la cuisine et ramassait tout ce qui avait été jeté par terre, restaurait en secret l’ordre de pièces ravagées par les disputes et même, parfois, chantonnait à mi-voix, gaiement, leur donnant une petite chance de l’entendre. Mais tout ça, je n’en ai jamais parlé de ma vie.
Peut-être n’y a-t-il que des univers personnels, privés. En parler, c’est une façon de créer une force de gravité entre eux, de les rapprocher, de faire en sorte qu’ils comptent les uns pour les autres. De faire en sorte qu’ils comptent – tout court. Cette force qui consiste à les décrire doit cependant aussi les modifier en profondeur.
Pourtant, se taire n’est guère mieux.
Chacun vit seul, même en famille. Chacun se lance seul dans l’action, dans l’amour, dans le travail. Parfois, c’est d’ailleurs ce qui nous pousse à travailler. De même, c’est seul que l’on s’enfonce dans la maladie.
Éditions du sous-sol – ISBN 9782364683228 – traduction (américain) de Jakuta Alikavazovic