Une bête aux aguets – Florence Seyvos

Une bête aux aguets

Ne se jouera pas une révolution, énième livre sur la schizophrénie. Ou pas.

Subtil est le talent de Florence Seyvos qui use de subtilités pour faire qui croire, qui ne pas croire, qu’il comprend ce que vit et subit Anna. Anna, la forte fièvre de son enfance, Anna la forte tête, Anna, contrainte de prendre un traitement, médicaments blancs, médicaments bleus, Anna à qui personne n’explique pour qui pourquoi. Et puis les voix, l’appellent, la nomment, la susurrent, les voix qu’il faut tenir hors du champ de vision, éviter les miroirs, car les visages, sinon. Et puis il y a le sang, refrain lancinant, tache vive sur bruit blanc, celui qui s’ingère, celui qui se salive, et – sans doute – celui qui se perd – car Anna, sa métamorphose, est aussi adolescente. Au plus court, on pose le diagnostic, constate l’étrange absence d’une mère absente, au plus court on constate le saccage et multiplie les indices, au plus court on déduit, Anna, malade, malade aux symptômes qui heurtent notre matérialité, allez, notre mentalité, bien-pensante, rejet du syndrome, rejet du traitement, il en faut à peine plus pour que se décrète que. Quand bien même, Anna est fruit de chrysalide, fragile étole qui sépare les mondes, fragile étoffe qui l’enroule et qu’elle déchire à coups de griffes. Sans le goût des fantômes se savoure celui des autres possibles, et la réalité, notre réalité, paraît bien vulnérable sous la plume de l’auteure qui, d’accord, se laisse lire. Ce n’est plus tant qui parle que de quoi on parle, vieux monde qui s’ébrèche et laisse se dévoiler d’autres pans, alors les voix, devant l’absurdité du reste, ne paraissent finalement pas si inenvisageables. Alors les pulsions, celles que l’on tait, la bienséance, n’en paraissent pas tant invraisemblables. Enfin les secrets, ce que l’on nous refuse, nous protégeant, dit-on, en rappellent d’autres, mais dis, pourquoi personne ne lui explique, l’aurait-elle oublié, aurait-elle oublié de nous le préciser. De l’angoisse au complot, le pas de trop qui nous fait tergiverser, est-ce Anna qui délire ou le monde d’Anna qui chavire ? Dans ce flou bien artistique qu’entretient Florence Seyvos, se mesurent la douleur, voire l’horreur, qui émeuvent et palpitent Anna. L’empathie a minima, la curiosité par défaut, quelques portes pour une œuvre qui se traverse dans une étrange, et courte, torpeur. Comme souvent chacun y prendra ce qui l’intéressera, Une bête aux aguets ne sera pas de ces titres qui déchaineront les passions ou les vifs débats, ni témoignage, ni avertissement, une goutte de plus qui agitera une eau bien plus vaste. M’aventure pour ma part à saluer le mouvement, gracieux comme une envolée, arabesque, savourée, disparue, oubliée.

Je me suis aperçue depuis quelques temps que je ne croyais plus au monde. Les escaliers du métro, ses couloirs et le claquement brutal des portes de sortie, je n’y crois plus. La table en bois à laquelle je suis assise, les pieds de cette table qui grincent un peu sur le parquet de hêtre quand je m’y appuie, l’appartement de la voisine sous le parquet, je n’y crois plus. Le téléphone que j’ai à la main, son boîtier de plastique noir, les fils et les rivets minuscules qui s’alignent à l’intérieur, je n’y crois plus. Je ne me lasse pas de mesurer la diversité, la spécificité presque perverse de tous ces objets, de tous ces lieux, ces constructions qui n’existent pas. Ils ne cessent de m’étonner. La bonde de la baignoire m’étonne.

Je crois que nous sommes des consciences liées ensemble par une même illusion, lancées à pleine vitesse dans un univers dont le fracas nous ferait mourir de terreur si nous l’entendions.

Nous nous croyons statiques alors que nous sommes secoués comme une coccinelle sur la main d’un enfant qui court. J’écoute des pas dans la rue, un chariot de livraison qui brinqueballe, et dans les intervalles, sous le silence, il me semble entendre le grondement lointain de rochers qui se cognent et explosent. J’ai l’impression qu’il me suffirait de tourner un bouton, de changer la balance entre ce que mes oreilles perçoivent et ce que j’entends vraiment, et le fracas envahirait tout, j’en deviendrais sourde.

Éditions de L’Olivier – ISBN 9782823611793

À paraître le 20 août 2020