À chaque lecture du King – elles sont moins nombreuses qu’elles ne furent systématiques – je me demande toujours si c’est lui qui a vieilli, ou moi, nous deux dans un sourire qui vaut sa nostalgie pour les longues nuits d’insomnies, déjà, qui me tenaient éveillée, un œil sur la pleine lune, l’autre sur celle qui se profilait dans la touffeur de ses pages. Soit, les peurs enfantines ont largué les amarres, la fascination pour quelques dons psychiques, l’angoisse devant la duplicité des adultes, le cœur serré devant les dangers, les forêts, les égouts, les clowns, envolée disparue pschitt, ou alors le doute que celui qui a su faire naître des cimetières dont on ressuscitait, différents, étranges, inquiétants, des hôtels inaccessibles, pris dans les neiges et les tourments, des fins du monde initiatrices de nos déjà trop courus Post A, aujourd’hui brasse et ressasse et embrasse encore et toujours la même histoire, un gamin effrayé qui devant l’adversité va se révéler plus couillu (vous me passerez l’expression) que le plus méchant des méchants, retour impossible sur une enfance confisquée, adulte qui d’un trait de plume se rêve en ce qu’il ne sera, définitivement, pas. La nostalgie est un art difficile, tout autant que la fidélité surannée qui pousse à y revenir, de pincement de déception en décrépitude. Néanmoins, allez, 600 pages, quelques heures, ni surprise, ni suspens, l’envie besoin de terminer pourtant, au cas où – il se passerait quelque chose, je vous le dirais. Ça se bouscule entre le plus d’mon âge et le furieux désir de racheter les premiers, en bouquinerie, avec les couvertures d’époque, ceux que je me plais à conseiller en lib’, à des jeunes et des moins jeunes, notons, à des vieux et des moins vieilles – car ceux-là, ouais, sans mentir, c’était d’la balle. Pour L’Institut, par contre, faudra viser moins haut, niveau série TV même pas Netflix qu’on s’enfile le vendredi soir au saut de la semaine, cramé, lessivé. Le début est folichon, le brave gars, ancien flic gentil dans le fond mais qu’a merdouillé, qui se décide à s’offrir une épopée en stop, snobant son avion, et échoue, y a pas de hasard, dans une petite ville où il s’offre une détente et un béguin. Pis vient le récit d’un môme – l’alternance c’est la patte du King, même si je la préférais quand elle était plus hachée, précipitée – enlevé en pleine nuit et envoyé fissa dans l’endroit qui donne son nom au bouquin, désorienté, à l’arrivée, d’autres gamins, et des méchants très méchants geôliers. TP ou TK, nul besoin de son brevet psy pour comprendre, ici se trament des choses qui dépassent nos entendements. Pour qui pour quoi, la résolution sera à l’image du procédé, tordue. Puis vient le ventre mou, interminable et mou ventre mou, la répétition des arrivées et sorties frôle la boulimie, l’overdose, les tests infligés se précisent mais l’ensemble reste si roboratif et – ma foi – flou, qu’il en faut de l’admiration et de l’empathie pour le petit Lucky et sa clique d’amis, pour s’accrocher. Et puis le coup de speed et puis l’impossible fin et puis la sempiternelle leçon de (non pas) morale, pseudo réflexion pseudo psycho, étonnante quasi dans cette amertume abandon, on rêvait d’une révolution, on se contentera d’une révolte, et pis voilà. Une pincée de politique, un très vague coup de pied dans des chiffres qui paniquent plus – en réalité – que ne le fera cette fiction, une insulte au passage qui arrache un sourire, et se referme l’ouvrage qui s’étire en soupir, caricaturales caricatures, tendresse sans passion. Pas tant le sujet qui a fait son temps qu’une intrigue trop lâche, mal ficelée, diluée dans l’eau pâle, l’écriture – moins sexy, il vieillit Stephen, ça se confirme – sans goût, le frisson, surtout, béat béant absent. Ça se lit comme du petit lait sans avoir à en tordre, des petits nez, pas un grand cru, un bonbon tout juste sucré.
Il se levait à dix-huit heures, dînait au Bev’s, seul ou avec un des adjoints du shérif, effectuait sa tournée pendant les sept heures suivantes, prenait son petit-déjeuner eu Brev’s, conduisait un chariot élévateur dans les entrepôts jusqu’à onze heures puis, à l’ombre de la gare, il avalait un sandwich et un Coca ou un thé glacé en guise de déjeuner, et il rentrait chez Mme Burkett pour se reposer jusqu’à dix-huit heures. Les jours de congé, il lui arrivait de dormir pendant douze heures d’affilée. Il lut les thrillers juridiques de John Grisham et toute la saga du Trône de fer. Il était un grand admirateur de Tyrion Lannister. Il savait qu’il existait une série télé inspirée des romans de Martin, mais il n’éprouvait pas le besoin de la regarder : son imagination lui fournissait tous les dragons dont il avait besoin.
En tant que policier, il avait appris à connaître le visage nocturne de Sarasota, aussi différent de l’ambiance surf et soleil qui régnait en journée dans cette station balnéaire que Mr Hyde était différent du Dr Jekyll. Le visage nocturne était souvent répugnant, parfois dangereux, et même s’il ne s’était jamais abaissé à employer cette expression odieuse que les flics utilisent pour qualifier les drogués morts et les prostituées agressées – AHT, aucun humain touché -, dix ans dans la police l’avait rendu cynique. De temps en temps (souvent, s’avouait-il quand il voulait être honnête), il rapportait cet état d’esprit à la maison, et c’était devenu une composante de l’acide qui avait rongé son mariage. C’était également, devinait-il, une des raisons pour lesquelles il avait toujours refusé d’avoir des enfants. Il y avait trop de trucs moches au-dehors. Trop de choses qui pouvaient mal tourner. Bien plus grave qu’un alligator sur un parcours de golf.
Éditions Albin Michel – ISBN 9782226443274 – Traduction (américain) Jean Esch