Les Saisons – Maurice Pons

Les Saisons

Si le livre est rencontre, si le hasard est rendez-vous, il y a celle, il y a celui, qui trop tard arrive, chef-d’œuvre méconnu annoncé Les Saisons l’est sans doute, faisant suite à d’autres lectures – comme étrangement le dernier Joël Baqué – son impact en est moindre, néanmoins il résonne, raisonne, trouvera écho et désormais s’affichera dans ce maigre compte-rendu des lectures d’une vie qui la font trop courte, c’est ainsi. Nul Siméon qui construit des tours infinies pointées vers le ciel pour s’extraire de la fange et s’approcher de Lui, celui-ci au contraire se vautre et se complait dans la boue, la craquelure des terres gelées, l’aridité – la méchanceté – des peuples des bas-fonds. Tour à tour malvenu, tour à tour ignoré, tour à tour amputé, bouc-émissaire, sauveur d’un jour auquel on reprochera ceux d’avant-même son arrivée, le Saint Siméon des Saisons provoque incompréhension, masochisme affiché, dégoût, arrogance échappée, rarement la pitié, quelle pitié pour la victime volontaire, quelle pitié pour l’arrogant – double arrogant qui se déclare écrivain avant d’avoir écrit la moindre ligne, qui se décide saint et supérieur à ceux qui par les perversités exercées lui permettraient, ô Seigneur, d’atteindre la grâce. De grâce – de grâce ici nulle trace. Dans ce village oublié, des dieux et des hommes, où la saison des pluies succède à la saison des glaces, où de printemps et d’été et de soleil qui réchauffent les âmes, point, où l’homme – qui s’est échappé d’une cage, retenu prisonnier, exposé au vent brûlant, au vent mauvais, du désert, assista au supplice de sa sœur – la seule Sainte de ce roman, martyre qui revit infiniment son supplice sous le crâne de son frère, dernier à prononcer son nom – s’impose, poursuivant – commençant – son chemin de croix, de grenouilles en privations, de drames en grotesque – résonne, raisonne avec une BD tout juste parue, Freak Parade (Denoël). Le lecteur contrit, le lecteur écœuré, fasciné, submergé, s’expose aux vices de l’envers du décor, on en sort différent, un peu d’âme en moins, la sensation d’avoir gagné en lucidité ce qu’on a perdu en innocence, est-ce que cela fait de nous des plus forts, mystère, de grâce, non, de crasse, oui. Car il y a Siméon et puis il y a les autres, dans leur logique impitoyable, dans leur monde impitoyable, subissant les aléas prévisibles des temps, répétition, des privations, joyeux pourtant, insectes qu’un dieu, un diable, s’ingénue à torturer, et se pâmant sous la pointe d’une aiguille qui s’enfonce, créé la plaie qui jamais ne cicatrise. Croûtes que l’on gratte avec entrain, s’empêchant d’envisager d’autres possibles, s’empêchant d’imaginer que l’autre, à côté, éprouve. La sensation prenant le pas sur le sentiment, la violence étouffant l’intelligence. Les ramettes de beau papier blanc, saccagées évidemment, comme une anomalie dans un univers qui s’accorde sur la puanteur et le marron cru, sur l’obscénité et la dépravation, viscères et fèces et sperme, nature usagée utilisée, mépris, dédain, et la page blanche de Siméon d’un coup s’éclaire comme une folie qui n’a pas sa place dans ces folies. Cosmogonie la littérature l’est pour l’obsédée des liens et des échos, qui se laisse parfois dicter son chemin par le hasard, par les conseils, sur ce fil d’équilibriste relever la tête car sinon, chute. Alors Les Saisons s’offrent oui, à celui qui veut être dérangé, titillé, tiraillé entre l’ardeur de croire que l’humanité n’est pas souillure, que la fiction a l’avantage d’être fiction, et nos réalités d’adultes – nos réalités très réelles d’un monde qui oscille dangereusement. Contrition nécessaire, chemin de croix, allez, personnel. Je suis partagée car je me doute que lu à 20 ans ce texte m’aurait marquée au rouge, à 40 ans tout au plus étaye-t-il d’autres rêveries, d’autres fuites, d’autres retours, impression datée, impression que depuis l’encre a coulé. Pour autant, une pierre sur le chemin, ne serait-elle pas angulaire, complète, un édifice construit en muraille ou une tour brinquebalante.

Siméon, sous la pluie, parcourut un village aveugle.

Il marchait à pas très lents, tenant son bâton à main nue, le dos courbé sous le havresac et la tête basse. Il portait un manteau de gabardine noire, dont il avait relevé le col. Mais la forte pluie lui glissait entre le col et la nuque, le faisant par instants frissonner.

Il était jeune encore, mais si laid, et d’une laideur si pathétique qu’on ne lui donnait plus d’âge. Il avait le teint basané, mais sale sous la barbe vieille. Il avait plus d’une paume de distance entre ses gros yeux et un nez proéminent qui lui donnait l’air triste d’un vieux bélier. Les sourcils lui mangeaient le front et le visage.

Une récente bourrasque avait, chez les Dogde, emporté un volet : sur la façade une fenêtre brillait, éclairée par la lampe à huile et, derrière la fenêtre, Walter et sa femme Clara, tapis dans un recoin, guettaient le passage de l’étranger. Siméon, en effet, s’attarda devant chez eux, les fixant sans les voir de son regard implorant, leur souriant de son pitoyable sourire.

C’était l’épreuve de force : Siméon serait resté là toute la nuit et son sourire, peut-être, aurait vaincu. Mais Walter Dogde avait le temps de fourbir son arme. Sortant sans bruit par la porte de derrière, il monta par l’échelle au grenier. Et de là, soudain, presque du haut du toit, il lança en direction de l’homme un étrange obus blanc qui s’écrasa à ses pieds avec un bruit de noix vides. Siméon se baissa pour mieux le voir : c’était un crâne de mouton, blanchi par les années. Sous le choc, le maxillaire inférieur s’était détaché et quelques dents avaient roulé dans la boue.

Éditions Christian Bourgois – ISBN 9782267032109