Une République lumineuse – Andrés Barba

Une république lumineuse

(Il faudrait qu’on) S’en souvienne, nous oublierons, qu’hier, il y a peu, les enfants, nos enfants, contaminaient, brève peur, bref doute, bras qui se tendent et qui vrillent. Un autre regard porté sur ce que nous avons mis au monde, pensions policé, pensions maîtrisé, et en écho d’un futur qui n’existait pas, Une République lumineuse, qui pose là le segment, la crainte, le fossé entre eux, et nous. Dans une ville oubliée d’un pays oublié, dans une ville perdue dans une jungle perdue, des enfants apparaissent, ils mendient, ils volent, ils inquiètent par ce fossé qu’ils creusent par leurs mots que l’on ne comprend pas. De leurs jeux, simulacres de jeux ?, de leurs rires, de cette joie primaire et innocente, de leur insouciance, de leur différence qui se fait anonyme, les adultes comme un autre clan qui se fendille et se fragilise, incompréhension et appréhension, que dire que faire, doit-on faire ou n’y pas penser, sur ses gardes sur le qui-vive sur le pressentiment que tout dégénérera, et tout dégénère. Souvenirs d’une autre génération, celle du Maïs, sous la plume d’un grand maître de l’horreur, le King, ici le réalisme se fait tragique et la subtilité de l’horreur annoncée pénètre de force dans l’âme du lecteur fasciné. Il en faut du talent pour rendre denses les interstices et les ellipses, donner corps aux souvenirs non partagés et boucler sur une phrase, un paragraphe, comme la solution à un problème qui en se posant, en se résolvant de la plus brutale manière, n’apporte rien d’autre que la pleine mesure de celui-ci. À lire pour l’ambiance, délétère à souhait, ça va de soi, mais à lire pour la fascination du regard neuf porté sur ces êtres qui sont nôtres et qui pourtant se détournent de nous, s’inventent en d’autres termes, se réfléchissent en une autre politique – la république du titre donne l’accent – regard acéré que l’aigle porterait sur un murmure d’étourneaux, cherchant en vain comment de la multitude ne nait pas le chaos, cherchant en vain qui orchestre la chorégraphie, comprenant qu’il ne peut pas comprendre car de ses hauteurs il a perdu ce qui faisait la vivacité des plus petits, la joie, pleine et entière. Jeux d’oiseaux qui se font meurtriers, comme ces corbeaux sous une autre plume, féminine ne l’oublions pas, là encore le sourire, l’enjolive, révèle de petites dents parfaitement blanches et tout autant acérées. Alors l’aigle qui se pensait serein, qui se pensait juste, ne prenant pas plus que sa part, se faisant père pour celle qui n’était pas de lui, rembobine et se demande, s’interroge sur ce qui lui a échappé, sur ce qu’il aurait dû retirer d’une autre façon de vivre, d’exister, éclat de verre dans l’œil, indélogeable. Existe-t-il une place, encore, pour une autre génération, existe-t-il place pour les dialogues impossibles, existe-t-il place pour la curiosité, pour le respect, pour l’entraide, ou le fatalisme ou la répétition se font un tout écrasant, guère d’’espoir dans ce livre à la couverture sombre, des yeux qui nous regardent en jugeant mais effacer les visages que l’on refuse de voir. Il y aura d’autres massacres, d’autres enfances saccagées, mais d’autres tentatives de rébellion jusqu’à ce que l’adulte n’oublie pas, se souvienne, qu’avant de le devenir – définition si imparfaite, si partiale – il l’a été, enfant. Et pourtant la graine, la mauvaise, semblait déjà plantée, comme une insulte gravée sur le mur qui laisse présager, car tout ici est présage, que de la puberté naîtra le dysfonctionnement, que faire évoluer nos modes de communication, argent, langage, est encore possible, souhaitable mais non souhaité mais possible, mais que quand le corps se fait premier, inenvisageable alors de ne pas céder aux pulsions animales qui aussi nous composent. Les enfants petits animaux en grandissant se font carnassiers. Évidemment le confinement depuis a laissé ses marques, sur ces regards que nous nous portons, sur les regards qui convergent de l’individu au groupe et du groupe à l’individu, sur la vision globale d’ailleurs, et c’est d’autant plus troublant, de la littérature, mais pourtant en grattant, en divaguant, se trouvent encore des réponses, ou d’autres questions, dans un roman qui peut paraître si lointain et reste si proche. La magie enfantine baignée dans le sang, l’oreille attentive posée sur le sol, et au loin, en écho, ce qui s’approche.

Quand on m’interroge sur les trente-deux enfants qui perdirent la vie à San Cristóbal, ma réponse varie en fonction de l’âge de l’interlocuteur. S’il a mon âge, je réponds que comprendre n’est rien d’autre que recomposer ce que nous n’avons vu que fragmentairement ; s’il est plus jeune, je lui demande s’il croit ou non aux mauvais présages. La réponse est presque toujours négative, comme si croire aux présages supposait avoir peu de goût pour la liberté. Alors je ne pose plus de questions et je raconte ma version des faits, parce que je n’en ai pas d’autre et qu’il serait inutile de convaincre mon interlocuteur qu’il s’agit moins d’apprécier la liberté, que de ne pas croire aussi naïvement en la justice. Si j’étais un peu plus énergique, ou moins lâche, je commencerais mon histoire toujours avec la même phrase : Presque tout le monde a ce qu’il mérite et les mauvais présages existent. Bien sûr qu’ils existent.

Éditions Bourgois – ISBN 9782267032062 – Traduction (espagnol) de François Gaudry