Le Monstre de la mémoire – Yishaï Sarid

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Il y a des histoires qui sentent la cendre et le feu, Le Monstre de la mémoire est de ces remarquables histoires, de ces livres dont on se dit qu’ils devront rester car, au risque de s’y brûler, ils allument les flammèches qui nous élèvent un peu plus haut. Yishaï Sarid, l’auteur, s’attaque à l’Histoire devenue mythe et trace au je l’histoire d’un homme à qui s’impose, guère par choix, une spécialisation, celle des camps de concentration polonais. Figure mythologique, ploie son dos sur le bureau, abîme ses yeux dans les livres, égrène nos morts, liste les tortures infligées à nos morts, retrace les cheminements qui ont fait de nos vivants des morts. Et puis il faut manger, et nourrir les siens, alors arpenter et arpenter encore, raconter et raconter encore, avec passion, car le scientifique s’épate de ce qui a été construit en si peu de temps, d’une rigueur allemande, fusse-t-elle au service de la mort, qui a résolu tous les problèmes, pensé rendement, pensé économie de personnel, pensé techniques, pensé pensé pensé mais rien ressenti, et c’est bien ce qui lui est reproché, très vite, à notre homme devenu mythe devenu guide, de ne rien ressentir, de ne rien partager, de ne pas entrer en empathie, non pas avec les morts, eux il les connaît intimement, mais avec ceux à qui il en parle, sans relâche, ne voyant rien d’autres dans ces yeux adolescents que des larmes factices ou l’éclat des téléphones portables.

Cher monsieur,

Vous trouverez ci-après le récit de ce qui s’est récemment passé là-bas. On l’a laissé entendre que vous attendiez ce compte rendu et je tiens, pour ma part, puisque vous m’avez fait confiance, à vous donner mes explications. Dans un premier temps, je croyais pouvoir rester à distance et être capable de dresser un constat d’une neutralité tout universitaire, sans que n’y transparaissent ma personnalité ni même mon parcours – lesquels n’ont rien de particulièrement intéressants-, mais au bout de quelques lignes, force m’a été de constater que je n’y arriverais pas : je suis le réceptacle de cette histoire, et celle-ci sera à jamais perdue si les fissures qui me gagnent viennent à s’élargir au point de me briser. Sachez que j’ai toujours cru en vous. J’ai participé à un certain nombre de débats et de consultations que vous avez organisés, vous m’avez aussi confié plusieurs missions importantes – dont la dernière en cause. Je n’oublierai pas le discours émouvant que vous avez prononcé à l’occasion de la parution de mon livre. Je vous ai assisté de mon mieux et pourtant, il ne me semble pas que nous ayons, à ce jour, échangé le moindre propos anodin. Je ne vous en tiens pas rigueur, je sais à quel point votre tâche est lourde. Je me souviens de votre bureau dont la fenêtre donne sur la magnifique forêt de Jérusalem, de l’odeur de pierre qui émane de ses murs et de l’excellente facture vos costumes. Je me suis toujours considéré comme votre fidèle commissionnaire. Je garde en tête l’image de votre visage intelligent et si, aujourd’hui, je m’adresse à vous de la sorte, c’est que vous êtes le représentant officiel de la mémoire.

Coupable d’arrogance, serait-il le seul avec en mains toutes les données, tous les savoirs, toutes les curiosités, peut-être malsaines sinon malséantes, coupable de jugement, leur laisse-t-il une chance à ces gamins venus faire leur devoir de mémoire de prouver qu’au-delà du folklore ils apprennent et comprennent, coupable d’admiration indigne, mais qui sont-ils eux pour le lui reprocher, eux qui préfèrent condamner sans raison le pays qui a étreint l’innommable au lieu de regarder les yeux dans les yeux ceux qui tiraient les ficelles, coupable de se protéger, il n’a pas choisi, ça a été dit, et la charge qui lui incombe est incommensurablement trop lourde, seulement à imaginer, pour qui que ce soit, coupable ou bien victime ? C’est par sa voix que nous parvient son histoire, qu’il ne s’en plaigne pas mais tente de raconter, au plus juste, ses errances, s’en tenant à la rigueur scientifique qu’il invoque dès ses premières phrases, mais sentant aussi ses coutures se tendre sous l’impact des coups répétés, de la colère, de l’injustice. Car cet homme, dépositaire d’un savoir trop lourd, d’un fardeau qu’il ne peut partager qu’avec un trop petit nombre, ils ne sont pas légion ceux qui veulent creuser là où il est allé creuser, même si ça les rassure, les autres, de savoir que d’aucuns creusent pour eux, cet homme à qui il est imposé de transmettre, ni trop peu ni pas assez, ni trop futilement ni trop sérieusement, cet homme qui fait penser à Pandore tout autant qu’à L’Étranger, va peu à peu perdre la tête et le si peu de foi qu’il lui restait.

Avez-vous un jour participé à l’un de ces « voyages de la mémoire » ? Avez-vous, ne serait-ce qu’une fois, pris l’avion en pleine nuit avec ces adolescents, avez-vous roulé en car avec eux pendant sept à huit jours, vous êtes-vous déjà évertué à leur expliquer et leur réexpliquer ce qui s’était passé ici et là, dans les forêts, les ghettos, les camps, avez-vous essayé de pénétrer derrière leurs visages, dans leurs pensées happées par les clignotements des téléphones portables, avez-vous tenté de leur rendre perceptible la mort, leur avez-vous fourni des données et des faits, des nombres et des noms, les avez-vous vus suivre enveloppés de drapeaux d’Israël, chanter l’Ha Tikva devant les fours crématoires, réciter le kaddish sur les tapis de cendres, allumer des bougies en souvenir des enfants jetés dans les fosses, exécuter toutes sortes de rituels de leur cru et, bien sûr, s’efforcer de verser quelques larmes ? Je me suis demandé bien des fois si vous aviez vous-même expérimenté tout cela.

Yishaï Sarid avance ses pions, de cases noires en cases noires, jouant l’équilibriste de tous les vertiges sur un sujet franchement casse-gueule, est-ce Le Monstre de la mémoire qu’il faut craindre ou le monstre du devoir de mémoire, celui qui ricoche sur des décors de carton-pâte et ne craint même plus de retaper le décor à sa guise, celui qui souille les lieux sacrés et les transforme en champs de foire, celui qui pervertit la haute nécessité de transmettre et saccage le recueillement nécessairement intime, est-ce le guide, se découvrant esseulé, qui fait preuve de morbidité ou celui qui le mandate qui fait montre d’une froideur inhumaine. Ce livre, ces rares livres, qui ouvrent des portes et des cercueils, qui par la grâce des fictions interrogent nos réalités contemporaines, ces livres qui insufflent dans nos insignifiantes existences individuelles la force des grands mythes fondateurs, ces livres qui nous portent ailleurs, au risque de s’y perdre, ces livres sont notre bien le plus précieux.

Éditions Actes Sud – ISBN 9782330131708 – Traduction (hébreu) Laurence Sendrowicz