Dès la première phrase, me surprends à répondre au réflexe bien connu des collégiens : regarder combien de pages compte ce pavé. 441. Dieu que ça va être long si tout est l’avenant. Et tout est à l’avenant, confirmation faite. On en oublierait l’importance du style s’il ne fallait, parfois, se confronter à ce type de romans où la seule « utilité », ciel, des phrases est leur vertu descriptive. Récit d’époque, certes, mais ce Londres du XIXe aurait néanmoins mérité quelques souplesses aux entournures, bref, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, et quitte à y être autant essayer de cacher la pauvreté littéraire sous les dessous d’une construction alambiquée, du type alternance de points de vue et rencontres fortuites, mais non moins suspectes, car multiples. Sébastien Spitzer tisse tant bien que mal son écheveau, plus lentement que sûrement, et donne à la lectrice une furieuse envie de dégainer sa paire de ciseaux.
Tout au bout de Brick Lane, dans ce faubourg de Londres qu’on surnomme l’East End, c’est vendredi qui se pointe, avec tous ses bonshommes, fagotés et fiévreux. Ils sont banquiers, barbiers, armateurs ou fleuristes. Toute la semaine, ils se croisent sur leurs lieux de travail, se saluent aimablement, et parfois s’associent. Mais quand vient le vendredi, il n’y a plus de convenances. C’est leur jour de sortie, en quête de belles à louer pour des tendresses godiches à l’abri d’un coin de rue, quand tout luit sans briller.
Charlotte remonte cette faune vorace et fait la sourde oreille à tous ces bruits de succion, aux sifflets, aux clins d’œil et aux mains qui se tendent pour l’alpaguer. Elle connaît ces harangues, ces échos d’hommes avides qui se répandent dans son dos.
« Bagasse ! »
« Rombière ! »
La langue des grands mâles a d’infinies richesses pour maudire la beauté qui refuse de se livrer. Elle bataille et s’acharne. C’est la grammaire des fous. Des phrases de corps-à-corps. Des mots à bout portant. Des apostrophes blessantes.
Quant à l’histoire, saluons néanmoins les recherches que l’auteur n’aura pas manqué de faire. S’il peine à ressusciter les fumées d’un Londres qu’on imagine bien gris, nul doute que l’essentiel est exact, voire qu’on y apprend quelques trucs sur la crise du coton qui a vidé les usines, fait paniquer les patrons et plongé la région dans une famine doublée d’une véritable diaspora. On en aurait oublié le rôle des Irlandais pendant la guerre de Sécession, que Spitzer ne manque de nous rafraîchir la mémoire, on n’oublie pas la haine que les Irlandais ont pu vouer aux Anglais, que l’auteur en rajoute une palanquée. C’est louable, c’est vrai. Quant à l’histoire, pas la grande mais la petite, le fils caché de Karl Marx, ce Maure qui justement hante les bas-fonds londoniens et y consomme tout autant de vin que d’encre, le fil ténu ne tient qu’à peine, soit on se moque comme de notre première culotte de celle qu’il a pu trousser en douce, à la faveur de l’absence de son dragon de femme, soit l’intrigue ne porte guère à subir 441 pages d’ennui pour clapoter, capoter en sourdine. Alors il en rajoute, l’auteur, inventant là quelques vices, ici encore quelques scènes joyeusement délurées, forçant le trait de ses personnages qui n’en demandaient pas tant, suscitant le frisson de l’affreux inceste qui se profile. Las, sans mauvais jeu de mots, ça manque un peu de Kapital tout ça.
Charlotte suit la scène qui se déroule de l’autre côté de la rue. Les faux mendiants se mettent à courir. L’un d’eux tient dans sa pogne la montre du monsieur. Charlotte devine la suite. Au prochain carrefour, il éclatera de rire et, si jamais le pauvre homme tentait de récupérer son bien, il prendrait certainement un coup de couteau dans le dos.
Que représente un shilling pour ce couple d’étrangers ? Une misère ! À peine le prix d’un billet d’entrée pour la Grande Exposition universelle de 1851. Ils sont des milliers à débarquer chaque jour pour la visiter. Ils viennent de France ou d’Allemagne. La reine Victoria a fait construire un vaste bâtiment au beau milieu de Hyde Park. Un édifice de verre et de fonte baptisé le Palais de Cristal. Depuis le mois de mai dernier, il abrite en son sein toutes les vanités du monde moderne : un piano automate, une locomotive à vapeur, des métiers mécaniques et des dizaines de machines à vapeur capables de filer le coton, de le tisser ou de laminer l’acier. À l’entrée de l’exposition, un immense bloc de houille, d’une bonne vingtaine de tonnes, est érigé comme un totem. C’est qui lui fait tourner les usines d’Angleterre. Ce bloc est le cœur sec et froid d’un nouveau monde sans cœur.
Il est fort probable que, tout simplement, cet épisode, bien que malheureux, soit fade comme un soufflé essoufflé, et que bien qu’il ait constitué, d’après la postface, un secret d’état bien gardé, il n’intéresse plus grand monde aujourd’hui. L’accent mis sur les luttes ouvrières, irlandaises, aurait gagné à être plus marqué, mais, que la littérature est mal faite, l’amour prend trop le pas sur la rage. On y côtoiera, on y effleurera, néanmoins, une bien belle galerie de tempéraments, Marx et ses femmes, sa femme, ses filles, quelques anciens soldats revenus hargneux, mais pour la mise en situation, la mise en abyme, comme le sentiment que tout s’arrête justement quand tout devrait commencer. Le flirt qu’entretiennent la réalité et la fiction rencontre quelques fois quelques ratés, quand les mots n’y sont pas, quand les maux y sont trop, le spectateur pousse un bâillement et se détourne.
Éditions Albin Michel – ISBN 9782226441621