Ma grande – Claire Castillon

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À la faveur de la parution en poche, et parce que de Castillon on me parle surtout de celui-ci, Ma grande, tentons le deuxième essai, malgré la déception de Marche blanche. L’écriture, encore hachée, presque expérimentale, au début, heurte moins, non que je m’habitue, mais je me l’explique par cet homme qui – la quatrième le sous-entend – se les ai vus retirer, les mots, un à un de la bouche. Histoire sans paroles, histoires de cris, d’un couple, d’une femme, possessive, excessive, manipulatrice qui, d’entrée, impose, l’explose. Lui qui rêvait de sérénité, d’être deux pour ne plus jamais arriver seul aux soirées, parce que la vie de sorties, de folies, dure un temps et puis on s’assagit, et puis on construit, déchante, vite. Déjà trop tard, dans l’engrenage, à défaut des non qu’il n’arrive pas à opposer, il lui demande un oui, un grand oui, un peu rapide, un peu secret, un peu honteux, loin rien qu’eux deux, et déjà les familles, les amis laissés en dehors d’une fusion qui brûle et dissout. C’est qu’il veut qu’elle le lâche, le lâche ?, évident double-sens qui émaille le récit d’un je qui se réapproprie, retrouve les tournures et assume sa haine, dans une confidence qui se lit d’une traite, là où pourtant il faudrait peut-être laisser le temps de comprendre comment, mais oui comment on commence par un meurtre.

Ailleurs, t’étais ma femme. Ma grande, c’était la nuit. Et la nuit était rare. Sauf le jour, ça oui. Avec toi, il faisait noir. Y a rien pour commencer. Juste toi. T’es plus là. Je peux pas dire ton nom, ni les dates, les endroits. Faut masquer tu comprends, tout est prémédité. Disons que c’était couru qu’un jour j’allais quelque chose. Tu me faisais des brûlures et je débrûlais jamais. Ça change rien à l’histoire ni à la vérité. Je t’ai tuée, ça se fait pas. Je vais l’écrire et voilà. Je t’ai cherché un prénom parce que je veux raconter. Je suis tombé sur Irène mais je peux rien en faire. Des prénoms qui s’amenaient comme pour être choisis. Ça t’aurait rendue folle ces filles sur le bout de ma langue. Après Irène, Eva. Plein de prénoms comme plein de femmes. Mettre pas le tien, c’est bidon. J’ai besoin de vérité. J’ai pas besoin de t’appeler. Je vais parler et tu te tais.

Je vais dire Tu. J’ai déjà des livres où on s’arrange comme ça, et au bout d’un moment le Tu ça devient toi. Enfin ça devient soi. Donc ça deviendra moi. Même si la tuée, c’est toi. Me taire, c’est très facile, parce que je contiens tout et je me fais confiance, ça reste toujours dedans. Pas de fuite. Sauf dans le sommeil. Un mot par-ci par-là. De toute façon, je dors pas. Et je dors avec personne. Écrire ce qui s’est passé, ce serait comme une archive pour me prouver que c’est vrai quand j’aurai oublié. Je vais oublier après, quand j’aurai tout écrit. J’ai pas besoin d’oublier pour mieux vivre. La vérité ne bouge pas, c’est ça que je veux inscrire : je suis mieux depuis que t’es pas là. Mais je sais que j’avais pas le droit.

Efficace histoire d’une auteure femme qui se met à la place d’un homme victime d’une femme, bien qu’en fait la violence n’ait ni visage, ni sexe. L’emprise et les mécaniques, qui ne se roulent pas mais se gueulent, les insultes qui castrent comme le plus parfait anti-amour, les diatribes vibrantes que l’on écoute, accepte, donc, sans émettre le moindre contre-argument, sans opposer le moindre paravent pour défendre l’ami, l’inconnue de passage. Se murer dans le silence, mais qui ne dit mot consent, lâcher la plume, quitter, se quitter, se renier, accepter, encaisser, tenter parfois de fuir mais comment fuir quand si vite le ventre s’arrondit, quand alors on croit toucher du doigt le rêve de toujours. Bien que Claire Castillon annonce d’entrée l’échafaud, c’est ensuite avec patience et subtilité qu’elle le monte, l’échafaudage, logique infernale, fiction plus vraie que nature. Alors on entre dans l’intérieur, qui enfin s’expose, de celui qui n’a pas su, pas pu, pas voulu, ni s’enfuir, pas les moyens, le contrôle se resserre autant que les cordons de la bourse, ni s’exprimer, tête de litotes pleines et entières.

Quand on s’est rencontrés, toi, moi, je t’ai montré mes poèmes, mes histoires, mes débuts, tu les as un peu lus. Et puis le stylo. Tu as dit Ah. Plus tard, tu as dit que tu n’aimais pas. Lent. Pas drôle. Tu cherchais toujours une intrigue. Tu trouvais pas de rebondissements. Je sais qu’ils t’échappaient, mes textes. Même quand j’en écrivais pour toi. Tu te mettais à la place du crayon, de la feuille, tu supportais pas que j’aie autre chose que toi sous mes doigts. Quand tu étais folle, tu déchirais. Mes journaux surtout. Je tenais un journal depuis que j’étais ado. Mais j’ai arrêté d’écrire dans des cahiers pour que tu me lâches. J’ai arrêté d’aller à mon club d’écriture aussi. Je me suis mis à écrire dans mon coin. Quand je m’asseyais devant mon écran, il y avait ton menton qui avançait et ta pré-gueule qui se déclarait. Tu sortais n’importe quelle demande pour que je me consacre qu’à toi et que j’aille pas dans le pays des rêves. Mais ce n’est pas ça non plus, écrire. C’est pas rêver. Juste vivre ailleurs un petit moment. Ailleurs où t’étais pas, c’est vrai.

Écrire, je le fais juste quand je le fais, parce que je m’entends parler, vraiment, et que personne m’interrompt pour me dire que je suis con. Avec toi, je pouvais plus. Tu m’avais coupé la plume aussi. Je voulais partir dans mon voyage mais t’étais tout le temps au péage à me dire Contrôle, stop, tes papiers. Tu me fouillais. Je me retrouvais à poil. Je pouvais plus aligner deux mots quand tu te mettais à gueuler trop. Je perdais les verbes comme faire, penser. Être, je l’ai perdu depuis des années. Un jour, j’ai écrit un poème avec que des noms. J’avais plus rien. Le seul verbe qui venait c’était Meurt.

À l’ère où les langues se dénouent, où se creusent parfois, dramatiquement, les fossés, genrer sa victime du sexe moins attendu est certainement salutaire, pour rééquilibrer, aussi, pour se rappeler, surtout, qu’à nouveau la violence n’a ni sexe ni visage. Un roman comme un témoignage, de la grande littérature peut-être pas, mais une heure, ou deux, ni détente ni sordide. Pour boucler ma boucle Castillon, rapprocher à nouveau ces deux lectures si proches, m’interroger un peu sur la volonté coup sur coup de donner à voir deux femmes qui n’ont rien de la féminité socialement escomptée. Deux femmes terrées dans leurs psychoses, tourbillons infernaux qui dévorent et rognent leur famille, car si ce récit au je est celui d’un homme, il ne peut être lu sans entendre la voix, au-delà de la mer, de celle qui par l’ultra-contrôle a cru maîtriser sa vie, les désirs, les envies. Souffrance double et partagée, dont on ne se risquera certainement pas à tirer jugement, ni pour mécomprendre la victime ni pour condamner la coupable, sans disposer autour de la table, aux chaises musicales, l’une à la place de l’autre, l’autre devenu l’une.

Éditions Folio – ISBN 9782072888649