Ça ressemble à une bonne histoire. Si bonne que j’abdique devant un style sec comme un coup de trique, la curiosité, voyez-vous, est un vice. Hortense a disparu, au malheur d’un jeu de cache-cache, si bien cachée la petite, 4 ans, que quand la mère rouvre les yeux, plus tôt, le doute, sans doute, l’absence les lui crève. Un vague gamin avec un vague bonnet, péruvien, a vaguement vu la gamine par la main emmenée au loin, un homme, un sec, un anonyme, un déjà loin. Dix ans déjà, dix ans de marches blanches, dix ans que le couple survit, et elle et lui, dix ans que rien d’autre ne rôde que l’angoisse, la terrible angoisse qui broie le cœur, ahane la voix, unit mais sépare, l’un qui continue d’y croire, de tenter, les photos sur les briquettes, imprimer c’est son métier, l’autre qui s’étiole, renonce, rallume l’espoir quand à la lèvre de la fille des voisins d’en face, nouveaux arrivants, elle croit distinguer l’étoile, la minuscule étoile minuscule cicatrice, celle qui gratte jusqu’à s’enflammer.
Hier, 23 janvier, la marche blanche a eu lieu. Centre quatre-vingt-huit personnes, parents inclus, et Buzin, toujours vaillant, quelques cheveux en moins, dix ans après. Carl était content. Il y avait plus de cinq mille personnes à la première mais la baisse de mobilisation d’année en année ne semble pas l’affecter, il surmonte. Les gens ne sont pas là, mais ils pensent toujours à Hortense. Elle m’habite, elle brille en moi, me dit Carl, qui m’inonde de sa lumière. Si on s’éteint, si on se laisse anéantir, elle disparaît une deuxième fois. Il m’incite à penser comme lui. Faire bien est sa promesse. Mieux vaut tard que jamais. Pour la télévision, c’est Carl qui s’est exprimé, mais ils ont collé sur sa voix une image fixe, de nous deux, il y a dix ans. J’avais déjà ma parka rose. C’est choquant sur la photo.
Le cortège portait la photo d’Hortense. La gendarmerie a réalisé le portrait-robot de son visage d’aujourd’hui. Elle a quatorze ans, les cheveux longs et légèrement bouclés, les mâchoires plus larges, un nez différent. Le résultat me semble aussi bizarre que son autoportrait qu’elle avait dessiné en dernière année de halte-garderie, avec un cercle pour le contour de la tête, et puis le nez, la bouche, les yeux, une seule oreille en vrac autour du rond. On l’avait d’abord encadré et accroché au salon, puis dans notre chambre. Après l’enlèvement, on l’a posé puis caché dans la chambre d’Hortense. Carl ne voulait pas que je dise que son visage ressemblait sûrement à ça. Un ovale vide, le nez, les yeux, les organes éparpillés.
Alors on se dit, perdue la tête, la dame, ça s’explique, ça explique le ton sec, la voix rêche, les idées folles qui s’alignent, qui s’empilent. Mais tout de même, le doute, l’envie non d’y croire mais de savoir. La curiosité, voyez-vous, est parfois mauvaise conseillère, alors on poursuit, lecture sans grâce et qui, oui, agace. Le style n’y est pas et bientôt l’histoire n’y est plus, on s’habitue certes aux mélopées, aux délires aux dérives, on s’accroche certes aux petits faits, aux grosses conneries, vaguement honteux d’avoir vaguement l’envie vaguement vicelarde de savoir jusqu’où tout ça ira. Car dans sa logique, implacable mais très palpable, la mère se donne raison et à la chasse aux indices se consacre, même si l’homme, d’un calme souverain, tente de la raisonner, de la calmer, de la fliquer. Avant d’être une Marche blanche, ce roman est surtout le récit d’un couple à bout de souffle.
Je respire. Je ramasse les cheveux tombés dans la douche. Je me demande pourquoi on reçoit les voisins, pourquoi on essaie encore une fois de vivre comme tout le monde puisqu’on sait qu’on ne pensera pas à autre chose et surtout qu’à la fin, très vite, les voisins sauront la vérité et ne nous verront plus qu’à travers elle. Je sors mon tube de rouge à lèvres pour Carl, et soudain, à nouveau, alors que j’évite consciencieusement la fenêtre qui vient de me raconter n’importe quoi, je vois ma fille traverser l’allée sous mes yeux, en courant. Elle piétine le jardin des nouveaux voisins. Vite, j’éteins la lumière. Carl parlerait de miracle mais moi je pense à une logique. Mes pupilles se rétractent, j’ai un viseur de carabine dans chaque œil. Le flou disparaît. Tout est très clair. Je sais. Quelque chose se prépare. Peut-être même envoyé par Odile et Vincent en cadeau d’adieu. Ou alors non, rien de tout ça. Il y a seulement ma fille, sous mes yeux, qui vient d’emménager en face. Ça fait deux fois que j’en suis sûre. Deux fois, c’est bien. Tout à l’heure déjà, j’ai reconnu son port de tête, sa course, ses cheveux. Le tableau vivant n’est pas seulement ressemblant, il est d’abord troublant, puis absolument vrai. Et alors ?
Évidemment quand on se lance dans une intrigue au fil si ténu (de la raison) il faut savoir boucler sans s’emberlificoter (et sans nous perdre). Avouons que si Claire Castillon n’a pas l’art du page turner à l’américaine, et qu’elle préfère signer en blanche que de se glisser sous une couverture noire, elle maîtrise ses effets, la progression, les succédanés de fausses pistes, au moins jusqu’aux deux tiers du livre. Ensuite, tout s’embourbe dans le too much, et de vicelards nous deviendrons presque honteux d’avoir à assister à ça (j’avoue que le coup des déguisements est vraiment le détail de trop, une allégorie du masque, peut-être ?) et qu’alors ce n’est plus une petite ficelle qui incite à suivre la cordée mais une énorme poutre que l’on se prend dans l’œil, bam, plantés là. Le changement de ton, en grand final, est le dernier aveu que l’auteure n’y est plus, ou qu’elle regrette de ne pas nous avoir amenés exactement là où elle le souhaitait (à la claque magistrale de la ré-vé-la-tion). Étrangement ce ne sont pas entre les pages que se cachent les indices si gros qu’ils étaient immanquables, plutôt dans la réminiscence d’une réalité qui, elle, fait froid dans le dos, arrache des larmes. Vilain défaut, curiosité assouvie, vague malaise, vraie tristesse.
Éditions Gallimard – ISBN 9782072840432