Lecture d’un passage du dernier roman de Peter Stamm, La douce indifférence du monde, par Anne-Frédérique Rochat.
Amandine Glévarec ‒ Peter Stamm, quand vous entendez une lecture de vos textes dans une autre langue que la vôtre, quel effet cela vous fait-il ?
Peter Stamm ‒ C’est toujours un sentiment un peu étrange, parce que ce ne sont pas mes mots, mais ça reste mon histoire, donc je me reconnais, surtout en français. Les langues sont toutes très différentes, mais j’ai toujours l’impression que c’est quand même mon livre.
A. G. – Vos traducteurs vous posent-ils beaucoup de questions ?
P. S. ‒ Mon traducteur français, non. En général, il m’en pose une ou deux par livre, pas plus. En revanche, avec le traducteur slovaque, c’est une centaine de questions à chaque fois.
A. G. ‒ Elles portent sur le fond, essentiellement ?
P. S. ‒ Non, plutôt sur des termes spécifiques, ou techniques. Pour un verre de vin, il va me demander si c’est un verre à pied ou un verre normal… Le slovaque doit être une langue très précise, mais je ne m’en rends pas compte…
A. G. ‒ Je crois que cette ambiance si particulière, que vous avez su installer de livre en livre, est toujours assez bien transposée. Si ce n’est pas lié aux mots, au choix du vocabulaire, à quoi est-ce dû ?
P. S. ‒ Les traducteurs me disent souvent que je ne suis pas trop difficile à traduire du point de vue de la langue. Ce qui est en effet plus complexe, pour eux, c’est justement de réussir à saisir l’atmosphère et de la retranscrire telle quelle.
A. G. ‒ Est-ce que nous, lecteurs français, passons à côté de quelque chose en ne vous lisant pas dans votre langue originale ?
P. S. ‒ En français, non, je ne crois pas. En espagnol, c’est différent, les traducteurs ont tendance à en faire un peu trop, c’est très ornementé, parfois. La subtilité, c’est d’aller vers plus de simplicité, c’est plus efficace.
A. G. ‒ Avez-vous un droit de regard sur la traduction ?
P. S. ‒ Pas vraiment. Et d’ailleurs, même si je parle le français, je ne serai jamais en mesure de juger une traduction française. Et il me semble qu’il y a chez vous pas mal d’auteurs qui ont un style assez similaire au mien, un style plutôt épuré, je pense.
A. G. ‒ C’est toujours intéressant d’être traduit dans plusieurs de langues, d’autant plus que les thèmes que vous abordez sont universels, entendables un peu partout. Agnès est le premier livre qui a été publié, mais est-ce le premier que avez écrit ?
P. S. ‒ Non, j’en avais écrit deux ou trois auparavant, mais ils étaient particulièrement mauvais. On me dit parfois que je pourrais les publier, maintenant que j’ai une certaine crédibilité, mais je ne l’envisage pas une seconde, parce qu’ils ne sont vraiment pas bons… Ce ne sont que des brouillons, des assemblements d’idées…
A. G. ‒ Dans Agnès, au-delà de l’histoire d’amour, il y a d’abord une histoire de couple. Vous évoquez la relation entre un homme et une femme et la tension que ça implique fatalement, à un moment ou un autre. C’est une sorte de rapport de force, finalement. C’était aussi le thème des livres qui n’ont pas été publiés ?
P. S. ‒ Oui, mais le problème, à l’époque, c’est que je savais trop ce que je voulais dire. J’avais envie de transmettre un message au lecteur, alors que c’est précisément ce qu’il ne faut pas faire. Surtout quand on a 25 ans. Quel message pouvais-je bien avoir la prétention de faire passer au monde, à cet âge-là ?
A. G. ‒ Il est vrai qu’à 25 ans, on n’a pas encore beaucoup de vécu. Vous aviez quel âge quand Agnès est paru ?
P. S. ‒ J’avais 35 ans mais, quand j’ai commencé à l’écrire, je devais avoir une trentaine d’années.
A. G. ‒ Et un peu plus de stabilité dans votre vie personnelle ?
P. S. ‒ J’avais un peu plus d’expérience, effectivement.
A. G. ‒ 7 ans est un livre assez fascinant. Le sujet, c’est le désir, plus que le concept de couple à proprement parler : un architecte issu d’un milieu favorisé tombe amoureux d’une immigrée polonaise qui n’a absolument aucune culture, qui est à peine jolie ‒ ce n’est pas du tout le propos, en l’occurrence. Cette passion n’est pas sexuelle, ressent-il un besoin de posséder ?
P. S. ‒ Ce n’est pas sexuel, vous avez raison. C’est un peu le thème de Trop belle pour toi, le film de Bertrand Blier. On ne comprend jamais vraiment pourquoi Alexander tombe amoureux d’Iwona. Il est marié à une femme d’une intelligence remarquable, très engagée politiquement, très belle… La femme parfaite, en quelque sorte. Peut-être est-elle un peu trop belle pour lui, finalement…
A. G. ‒ Souffre-t-il d’un complexe d’infériorité ?
P. S. ‒ C’est possible, oui. Avec Iwona, il peut être ce qu’il est, simplement, il ne se prend pas pour un autre. Il éprouve une certaine sérénité quand il est avec elle.
A. G. ‒ De la supériorité aussi ? Ça le rassure ?
P. S. ‒ Peut-être.
A. G. ‒ C’est étrange que vous disiez n’avoir jamais vraiment compris votre personnage, non ?
P. S. ‒ C’est pourtant vrai.
A. G. ‒ Il vient d’où, alors, ce personnage ?
P. S. ‒ De loin. (Rires). Quand j’étais plus jeune, j’avais des messages pour le monde, aujourd’hui je n’en ai plus. Je ne suis pas plus intelligent que mes lecteurs, ils le sont parfois plus que moi, probablement, je n’ai rien à leur enseigner. J’écris des histoires, à eux d’en faire un peu ce qu’ils veulent, de laisser libre cours à leur imagination.
A. G. ‒ Cela signifie-t-il que, quand vous commencez à écrire une histoire, vous ne savez pas exactement dans quelle direction vous allez ?
P. S. ‒ C’est à peu près ça.
A. G. ‒ Vous avez un personnage en tête, une situation ?
P. S. ‒ Oui, j’ai quand même une petite idée. À 25 ans, mon inspiration, c’était Yvonne, princesse de Bourgogne, de Gombrowicz. C’est une histoire un peu différente, bien sûr, mais l’interrogation reste la même : la personne qui m’aime a-t-elle un pouvoir sur moi ?
A. G. ‒ C’est un peu la théorie du maître et de l’esclave ?
P. S. ‒ Un peu, oui.
A. G. ‒ Ce rapport de force, on le retrouve également dans Agnès…
P. S. ‒ J’avais en moi cette question, et je n’avais pas de réponses. Écrire ce livre, c’était normalement un moyen d’en obtenir mais, en général, ça ne fonctionne pas. Et naturellement, à la fin, j’étais bredouille. En tout état de cause, c’est le processus qui est intéressant. Prenez les grandes questions philosophiques : il n’y a pas de réponses à attendre, il ne faut pas espérer les trouver.
A. G. ‒ Seriez-vous en train de me dire que vous n’êtes pas plus avancé quand vous avez écrit le livre ?
P. S. ‒ Sans doute un peu plus, mais je n’ai jamais trouvé de réponse à aucune question que je me posais.
A.G. ‒ Dans Paysages aléatoires, quelle était la problématique ? La solitude ?
P. S. ‒ La solitude, oui, entre autres. Ce qui me plaisait, c’est l’idée de cet homme qui a inventé toute sa vie, qui est un menteur éhonté. Au début, je voulais partir de son point de vue, puis j’ai lu L’Adversaire, de Carrère. Lui écrit que, derrière le masque, il y a le vide, un vide incommensurable. Je me suis alors aperçu que mon personnage, Thomas, n’était pas intéressant en tant que tel et je me suis décidé à raconter l’histoire du point de vue de la femme, qui ment aussi parfois, mais pas continûment. Et ses mensonges à elle cachent une part de vérité. C’est un personnage bien plus captivant que le menteur qui ne s’arrête jamais.
A. G. ‒ C’est facile de se glisser dans la peau d’une femme ?
P. S. ‒ Pas facile, non, troublant, je suppose. Ce qui est facile ne présente guère d’intérêt de toute façon, il est préférable de s’attaquer à des choses qui nous paraissent moins abordables. Cela étant, je n’ai pas le sentiment, personnellement, de receler une part de féminité ‒ en tout cas, je ne l’ai pas encore rencontrée ! ‒, mais j’ai trouvé fascinant de me glisser dans la peau d’une femme, oui.
A. G. – La vôtre vous a relu ? Elle a validé ?
P. S. ‒ Euh… oui. Elle était contente, je crois. (Rires.)
A. G. ‒ Revenons sur votre carrière. On va s’arrêter un instant sur votre dernier roman, La douce indifférence du monde, que j’ai du mal à dissocier de L’un l’autre. Pour moi, ces deux livres sont très proches. On aborde ici un thème difficile, celui de la disparition. Ces deux romans se démarquent quelque peu dans votre œuvre, dans le sens où vous y avez introduit une dimension fantastique. L’un l’autre, c’est l’histoire d’un homme qui s’en va et on ne sait pas trop s’il est mort ou vivant. On est plongés dans une sorte d’indécision déconcertante. La douce indifférence du monde, c’est la rencontre du personnage avec son double, ce qui, en règle générale, ne présage rien de bon…
P. S. ‒ Ah oui ? Vous pensez ça, en France ?
A. G. ‒ C’est un mythe, ça signifie normalement qu’on va mourir bientôt…
P. S. ‒ Dans la période romantique, c’était un sujet récurrent dans la littérature allemande.
A. G. ‒ Pour ce livre, c’est une lecture qui vous a inspiré ?
P. S. ‒ Oui. Mais je tiens à dire que, si le côté fantastique est nouveau dans mes romans, il était déjà présent dans quelques nouvelles, par le passé.
A. G. ‒ Le thème, on l’a dit, est douloureux. C’était un choix délibéré de s’orienter vers le fantastique ? Avez-vous envisagé de le traiter sous une forme plus réaliste ?
P. S. ‒ J’en ai discuté avec bon nombre d’amis écrivains, on était d’accord sur ce point : on ne peut pas éternellement écrire de manière réaliste. Beaucoup d’auteurs français se sont lancés dans l’autofiction, moi, ça ne m’intéresse pas. C’est la raison pour laquelle j’ai cherché un autre chemin et que je suis allé dans cette direction. C’était plus une envie qu’un choix, et c’est aussi un peu lié aux thèmes abordés. Le romantisme, en Allemagne, c’était pendant l’industrialisation, c’est même, à l’origine, une réaction à l’industrialisation, je crois. L’homme n’est pas une machine. On se retrouve aujourd’hui dans un processus similaire, à l’ère de la digitalisation. Les scientifiques prétendent que l’ordinateur est plus intelligent que l’homme, qu’il va nous remplacer, qu’il peut tout faire mieux que l’homme… Moi, je refuse d’aller dans ce sens-là. L’irréel, l’imaginaire, par exemple, ne sont pas dans ses cordes… L’ordinateur peut faire beaucoup de choses, mais il ne possède pas la sensibilité…
A. G. ‒ C’est donc un appel à la fiction ?
P. S. ‒ Je me le suis expliqué après, je n’y avais pas pensé avant.
A. G. ‒ Y a-t-il des questions qu’on vous pose qui vous font réfléchir après coup, qui vous font relire vos propres livres avec un œil différent ?
P. S. ‒ Oui, bien sûr.
A. G. ‒ On a l’impression que vous êtes sous influence divine, c’est un peu mystérieux…
P. S. ‒ Vous croyez ? En fait, c’est quelque chose de naturel, quand on écrit tous les jours. Je le répète, ce qui est trop facile n’est pas intéressant et, si on est toujours dans le même registre, on finit par s’ennuyer. Imaginez que vous mangiez des pâtes tous les jours, eh ! bien, il arrivera un moment où vous aurez envie de cuisiner un autre plat. En littérature, c’est pareil, et il n’y a pas grand-chose de mystique là-dedans.
A. G. ‒ Écrire, qu’est-ce que c’est, au fond ? Un métier, un loisir, une nécessité ? Écrivain, pour beaucoup, c’est un fantasme. Nous, lecteurs, on ne s’en rend pas forcément compte, les livres nous tombent tout cuits dans le bec, si j’ose dire…
P. S. ‒ C’est un mélange de tout ça. C’est un métier quelque peu singulier, une démarche très personnelle, mais c’est un vrai travail, solitaire, qui réclame beaucoup d’énergie, qui nécessite énormément de concentration, sans que ça soit négatif, bien au contraire.
A. G. ‒ Avez-vous un rythme de travail ?
P. S. ‒ Plus ou moins, oui. La plupart du temps, j’écris le matin, de 8 h à midi environ.
A. G. ‒ Pensez-vous au lecteur, quand vous écrivez ?
P. S. ‒ Non, à mon éditrice (Dominique Bourgois) non plus, d’ailleurs, ça ne fonctionne pas comme ça. Si on commence à se soucier du lecteur pendant l’écriture, on perd de sa spontanéité, de sa sincérité. Il faut absolument éviter de raisonner en termes de produit. Notre rôle, c’est d’écrire le mieux possible, on propose, le lecteur dispose. On imagine un monde, on le crée, on ouvre des pistes, lui doit faire sa propre expérience dans cet univers-là, il doit se livrer à sa propre interprétation. Une femme lira différemment d’un homme, comme on ne lira pas de la même manière à 20 ans ou à 60 ans.
A. G. ‒ C’est obsessionnel, chez vous, cette volonté de ne pas délivrer de messages ?
P. S. ‒ Oui, parce qu’il est primordial pour le lecteur de s’approprier le livre, je l’explique aux enfants quand j’interviens dans les écoles. Pour moi, la littérature n’est pas là pour ça. Même chez Camus, ce n’est pas le message qui est important.
A. G. ‒ On a évoqué le couple, le désir, le mensonge, la solitude, l’apparence qu’on peut donner aux autres, aussi. La mort, chacun de nous y est confronté à un moment ou un autre de son existence. Quand on avance en âge, est-ce qu’on y pense un peu plus ?
P. S. ‒ On y pense à tout âge. Mais, une fois encore, ce sont les questions qui sont intéressantes, pas les réponses.
A. G. ‒ Dans L’un l’autre et La douce indifférence, le postulat de départ était-il le même ?
P. S. ‒ Pas directement. Dans L’un l’autre, c’est le comportement qui surprend, on se demande pourquoi Thomas disparaît si brutalement. Après coup, je me suis dit qu’il partait pour arrêter le temps. Il ne supporte pas le temps qui passe, que les enfants grandissent, le fait qu’il va mourir un jour, que sa femme va s’en aller, elle aussi. En réalité, je crois qu’il s’enfuit pour s’épargner toute cette souffrance et garder en lui une image, figée à jamais.
A. G. ‒ Le livre se termine non pas par une réponse, mais par une interrogation. On ne sait pas. C’est au lecteur de se construire sa propre fin. Dans certains livres, elle est définitive, sans appel, là, c’est assez ouvert. Alors, cet homme, est-il mort ou vivant ?
P. S. ‒ Eh bien, je dirais moitié, moitié. (Rires.). La plupart des lecteurs optent pour une fin ‒ celle qui les arrange, je présume ‒, ils ressentent ce besoin. Pour moi, il n’est ni mort ni vivant, mais les lecteurs n’aiment pas l’incertitude, alors, pour eux, il faut que ce soit l’un ou l’autre. Mais une personne décédée reste présente dans l’imaginaire. La preuve, c’est que les vivants parlent souvent avec les morts. Ceux qu’on a oubliés sont vraiment morts, mais tant qu’on est encore dans la mémoire de quelqu’un, on est là, on est juste absent physiquement.
A. G. ‒ La mort, c’est le sujet sensible par excellence, vous, vous l’abordez de front, par le biais de l’écriture. Est-ce un exutoire, une façon de combattre une réalité qui se rapproche dangereusement ? C’est votre façon à vous de la tenir à distance ?
P. S. ‒ La mort, c’est douloureux, oui, mais essayer de lui donner une forme est aussi un moyen de la démystifier, ça apporte déjà un début de réponse. Ça peut être très positif, très beau.
A. G. ‒ Vous dites que l’autofiction est un genre qui ne vous intéresse pas. Vous ne seriez pas capable de vous mettre en scène ? C’est une question de pudeur ?
P. S. ‒ Peut-être. Quand je commence à écrire sur moi-même, je joue un rôle, je perds donc la liberté de dire ce que je veux. À partir du moment où je parle de moi, je dois faire attention à ne pas écorner mon image, c’est difficile et je n’y arrive pas.
A. G. ‒ Parce que vous pensez au lecteur ?
P. S. ‒ Là, oui, peut-être. Surtout, je ne vois pas ce qu’il y aurait de passionnant dans le fait de raconter mon existence. Pour moi, elle est belle, mais quel intérêt présente-t-elle pour les gens ? Ce qui est intéressant, c’est ce qui se passe à l’intérieur des êtres, je préfère le faire avec d’autres.
A. G. ‒ Qu’on utilise la fiction ou le fantastique, on s’en sert un peu comme paravent ?
P. S. ‒ Ça peut être aussi un moyen de montrer des parties de soi qu’on a tendance à cacher habituellement. Lesquelles ? C’est un autre problème…
A. G. ‒ Vous êtes protestant et suisse, de surcroît, vous n’êtes donc pas censé parler de vous ni vous plaindre…
P. S. ‒ Quelle image du protestantisme ! (Rires).
A. G. ‒ Est-ce que ça influe sur la façon d’appréhender l’écriture, de se livrer ?
P. S. ‒ Oui, ça influe. La Suisse est un petit pays, où tout le monde connaît tout le monde, alors on est des gens prudents, naturellement discrets. Le Suisse fait très attention à ce qu’il dit, il n’est pas du genre à s’imposer, c’est vrai. Les Allemands, par exemple, adorent les discussions animées, quand les idées se confrontent bruyamment, quitte à ce qu’il y ait un peu d’agressivité, parfois. C’est aussi ce qui rend un débat constructif. Les Suisses ne comprennent pas ça, ils aiment rester dans la mesure, toujours.
A. G. ‒ Êtes-vous un lecteur compulsif ?
P. S. ‒ J’étais un gros lecteur, je le suis un peu moins, par manque de temps.
A. G. ‒ Est-ce impudique d’écrire ? Il faut oser, parce qu’on se dévoile…
P. S. ‒ C’est pour ça qu’il ne faut pas lire trop. J’ai connu un critique qui disait qu’il avait trop lu et qu’il n’osait plus écrire. Il y a tant de littérature de qualité qu’on a peur de ne pas être à la hauteur, tellement on en a ingurgité, ça peut mener à une espèce de découragement.
Lecture d’Anne-Frédérique Rochat
A. G. ‒ La fiction vous permet-elle d’explorer des voies que vous n’aurez pas l’occasion d’arpenter dans la vraie vie ?
P. S. ‒ Oui, absolument. Dans L’un l’autre, il est question d’un comptable, qui a plus ou moins commencé comme moi. Si je n’étais pas devenu auteur, j’aurais pu avoir un parcours de ce type. Je n’ai aucune prédisposition pour monter sur scène, mais écrire, c’est aussi jouer un rôle, un peu.
A. G. ‒ Vous en avez écrit, du théâtre ?
P. S. ‒ Oui, j’ai même joué, mais très peu, je l’avoue, parce que je n’avais aucun talent, aucune présence, aucun charisme. Je ne sais pas pourquoi.
A. G. ‒ Quand on écrit un roman, on donne vie à des personnages. Quand on écrit une pièce, on sait que des comédiens vont incarner vos personnages, c’est un autre exercice…
P. S. ‒ Tout à fait, et je préfère la prose. Ce que j’ai aimé dans le théâtre, c’est le fait de pouvoir être présent, les coulisses, cette nervosité avant la première…
A. G. ‒ C’est aussi un travail d’équipe, alors que l’écriture est solitaire…
P. S. ‒ Oui. Ce qui me déplaît, au théâtre, c’est qu’il y a toujours un metteur en scène qui veut apporter des modifications et ça m’agace. Surtout en Allemagne. Ici en France, le texte est respecté, en Allemagne, ils ont tendance à vouloir adapter coûte que coûte, c’est pénible. Le problème des metteurs en scène, bien souvent, c’est leur ego. Ils ressentent peut-être une certaine frustration dans le fait de ne pas être l’auteur, alors ils veulent apposer leur patte. Quand ils partent d’un texte en prose, c’est différent, c’est comme un jeu de construction, pour eux. Je me souviens d’une metteuse en scène qui voulait ajouter des terroristes dans ma pièce, c’était n’importe quoi. Une pièce sur le tourisme moderne… J’avais réussi à l’en dissuader, mais il s’en était fallu de peu. Elle avait quand même réussi à y ajouter son grain de sel…
A. G. ‒ Et faire de la mise en scène, ça vous a effleuré l’esprit ?
P. S. ‒ Je ne pourrais pas, je n’ai pas la patience. Je l’ai fait une fois, pour une pièce radiophonique, et je n’étais pas convaincu. De plus, je suis trop gentil, et il faut savoir être un peu méchant, exigeant, faire comprendre à un acteur que son interprétation n’est pas la bonne. Je n’ai pas cette capacité de diriger, de prendre des décisions, je ne sais pas faire. Moi, je pourrais dire à un comédien que ce qu’il fait est merveilleux, même si je pense le contraire. Parce que je n’ose pas…
A. G. ‒ Alors qu’un personnage de papier vous obéit ?
P. S. ‒ Voilà, c’est plus facile. Sinon, je l’écrase, je le gomme. C’est plus difficile d’écraser un acteur. (Rires.). Mais j’ai du respect pour mes personnages, et les rapports sont plus simples qu’avec une personne vivante.
A. G. ‒ Parlons de Christoph. On ne sait pas s’il est mort ou vivant, s’il est fou, s’il est en train de s’inventer un destin, s’il est dans la réalité. Là encore, on est dans le flou. Lui-même est un peu perdu, il est persuadé d’avoir rencontré son double, que ce double a aussi courtisé sa femme… Derrière ce jeu de miroir, cette quête de la disparition, y a-t-il aussi une réflexion sur ce qu’on va laisser derrière soi ?
P. S. ‒ Oui, évidemment. Ç’a été assez complexe à écrire, je voulais que le lecteur ne se pose pas trop de questions et puisse avancer sans échafauder de plans. Les plans, je les fais pour moi, je sais toujours quel jour on est, quelle année, etc. Le lecteur ne doit pas avoir ces repères.
A. G. ‒ Parvenez-vous à une conclusion sur votre personnage ?
P. S. ‒ Non, mais, comme je l’ai dit, ce n’est pas mon devoir. C’est ouvert à toutes les hypothèses. Il m’arrive de faire des lectures et d’apprendre des choses de mon récit que je ne savais pas. Dans le deuxième chapitre, il y a comme une préfiguration de la fin. Dans le livre, Lena a toujours un temps d’avance et, au bout du compte, c’est elle qui gagne. Cette idée apparaît déjà dans le deuxième chapitre.
A. G. ‒ Les femmes gagnent toujours, à la fin ?
P. S. ‒ Pas toujours. (Rires.).
A. G. ‒ Écrire et vous relire, ça nourrit aussi votre imaginaire. Ça peut vous donner des directions pour le livre suivant ?
P. S. ‒ Oui, je me projette parfois sur celui d’après, il y a des connexions entre les livres. Il arrive que je finisse de répondre à des questions d’un livre précédent, dont je n’avais pas fait le tour. Un film a été tourné d’après Agnès et j’ai rencontré, à Stockholm, l’actrice qui avait incarné le personnage. Elle était en quelque sorte un double de mon Agnès. Mais elle a joué avec sa personnalité, elle était donc forcément différente de celle que j’avais imaginée et créée. C’est sans doute de là que m’est venue cette idée du double.
A. G. ‒ C’est la frontière entre le fantasme et la réalité ?
P. S. ‒ Si on veut. On a tous, chacun individuellement, une perception différente d’une personne, selon qu’on est son mari ou sa femme, son enfant, un ami, un voisin…
A. G. ‒ N’est-ce pas inquiétant, cette notion d’un monde qui ne serait pas tangible ?
P. S. ‒ Il y a quand même des réalités. Prenez cette table, qui est devant nous : si on la brûle, elle sera détruite pour tout le monde…
A. G. ‒ Là, je vous regarde, vous n’êtes peut-être pas ce que je pense que vous êtes…
P. S. ‒ Peut-être. Mais je suis là, c’est incontestable. (Rires.).
A. G. ‒ Ce qui caractérise votre œuvre, à mon sens, c’est la cohérence. Ce n’est pas trop difficile de conserver un ton, de maintenir une ligne de conduite ?
P. S. ‒ Non. Je crois que le style, c’est avant tout une affaire de personnalité. J’écris comme je suis.
A. G. ‒ N’avez-vous jamais eu envie de tester un autre style ?
P. S. ‒ Je ne pense pas que ça soit possible. Le style évolue au fil du temps, naturellement, mais je ne pourrais pas écrire comme un autre. Il m’est arrivé de faire des parodies d’autres écrivains, pour des journaux, c’est marrant cinq minutes, mais pas vraiment intéressant.
A. G. ‒ L’humour, c’est une facette qu’on connaît moins de vous. Vous avez fait des études de comptabilité mais aussi de psychologie. Votre parcours est une sorte de mélange entre pragmatisme et imaginaire, vous avez plusieurs casquettes…
P. S. ‒ Mes deux frères savaient très jeunes ce qu’ils voulaient faire, ils ont connu une trajectoire plutôt rectiligne, moi, j’ai toujours voulu expérimenter des chemins divers. Beaucoup de domaines m’intéressent. En tant qu’écrivain, on fait toujours le même travail, mais on peut puiser dans des univers différents, dans des vies différentes, c’est pour cette raison que j’aime ce métier.
A. G. ‒ Curieusement, vous qui ne voulez pas faire passer de messages, vous avez été professeur. Or, le professeur, c’est celui qui transmet le message…
P. S. ‒ Oui, mais en tant qu’écrivain, j’essaie justement de ne pas être le professeur. Encore une fois, la question a plus de valeur que la réponse.
A. G. ‒ L’humour, ça peut être une réponse ?
P. S. ‒ Il ne constitue pas une solution, mais ça aide.
A. G. ‒ En quoi consistaient vos parodies ?
P. S. ‒ J’écrivais pour un journal satirique, j’ai fait des parodies d’écrivains, mais aussi des critiques de films, des textes politiques…
A. G. ‒ Vous moquiez-vous d’autres écrivains ?
P. S . ‒ Oui, je ne n’avais pas de succès, alors je me vengeais. (Rires.). Mais la parodie, ce n’est pas toujours se moquer, c’est parfois aussi une sorte d’hommage, ce n’est pas toujours méchant. J’avais fait une parodie sur Thomas Mann, on peut considérer qu’il s’agissait plutôt d’un hommage.
A. G ‒ Puisqu’on parle de Thomas Mann… Vous avez lu La Montagne magique ? Vous avez aimé ou vous vous êtes ennuyé ?
P. S. ‒ J’ai aimé, mais je l’ai lu il y a trente ans, je ne suis pas sûr que ce serait le cas aujourd’hui.
A. G. ‒ De qui d’autre vous moquiez-vous ?
P. S. ‒ Essentiellement des gens qu’on ne connaît pas, ici. Des Suisses-Allemands, surtout.
Lecture d’Anne-Frédérique Rochat
A. G. ‒ Dans cet onirisme, qu’on peut retrouver dans vos livres, les choses ne sont pas clairement affirmées. Parlez-nous de cette solitude, cette complexité à être compris, à exprimer ce qu’on est vraiment…
P. S. ‒ Vous savez, la solitude existe aussi à l’intérieur d’une relation. Quand on vit avec quelqu’un, il y aura toujours quelque chose qu’on ne pourra pas partager, on n’est jamais complètement avec ce quelqu’un, même si on l’aime. Chaque être humain possède son jardin secret, ce qui peut être douloureux, parfois.
A. G. ‒ N’est-ce pas aussi ce qui vous permet d’écrire des livres ?
P. S. ‒ Oui, bien sûr.
A. G. ‒ Cette histoire de double est terrifiante par bien des aspects, ce qui amène un certain nombre de questions : sommes-nous des reproductions à l’infini ? Christoph se demande s’il ne va pas influencer la vie du jeune homme, porte-t-il une lourde responsabilité ?
P. S. ‒ Oui, c’est un poids pour lui.
A. G. ‒ Des livres comme celui-là ne sont pas anodins…
P. S. ‒ Je l’espère, mais, l’important, c’est que ce soit ouvert. Pour moi, il est illusoire de penser qu’on peut finir une histoire et je considère que ceux qui le font trichent un peu. Après tout, tant que tout le monde n’est pas mort, tout peut encore s’écrire, s’envisager, c’est exactement comme dans la vie. Un livre qui donne la solution, on va le jeter aux oubliettes, inconsciemment, alors qu’une histoire qui laisse une porte entr’ouverte va nous rester dans la tête, on peut continuer à la faire vivre.
A. G. ‒ Avez-vous une idée du prochain livre ?
P. S. ‒ Pas vraiment. En fait, j’ai une idée très vague, mais je ne pense pas qu’elle soit bonne. Un grand architecte m’a demandé pourquoi je n’écrivais pas une histoire sans personnages ? La maison vide, c’est le fantasme de l’architecte…
A. G. ‒ Oui, mais chez vous, les rapports humains sont toujours au centre de l’intrigue…
P. S. ‒ C’est difficile à envisager pour cette raison, mais ça reste dans un coin de ma tête, peut-être m’y attellerai-je un jour. Je connais déjà le titre : Le vide ! (Rires.). J’imagine qu’un projet de ce type collerait mieux à la peinture qu’à la littérature… Ça pourrait marcher avec des nouvelles, peut-être.
A. G. ‒ On se déplace beaucoup dans vos livres. En Suisse, le mythe de l’écrivain voyageur est très présent…
P. S. ‒ C’est vrai. Moi, je me contente d’aller marcher quand je suis à court d’idées, par exemple. Je peux ressentir ce besoin de m’aérer l’esprit, de le régénérer pour mieux rebondir.
A. G. ‒ Auriez-vous écrit les mêmes livres si vous aviez été allemand et pas suisse-allemand ?
P. S. ‒ Probablement pas. Pour moi, qu’on soit originaire de Munich ou de Hambourg peut tout changer, ce n’est pas pareil. Le climat, les paysages, la société, notre environnement en général, tout nous influence…
A. G. ‒ Vous avez un style assez délicat, vous procédez souvent par petites touches, en douceur. Peut-on associer ces caractéristiques au fait que vous soyez Suisse ?
P. S. ‒ Oui, c’est même plus précis que ça. Je suis originaire du canton de Thurgovie, je suis persuadé que, si je venais des Alpes, j’écrirais des livres différents.
A. G. ‒ Vous ne connaissez donc pas le thème de votre prochain livre ?
P. S. ‒ Non. Avec ce dernier livre, qui présente de fortes similitudes avec Agnès, on l’a dit, c’est comme si un cercle s’était refermé, comme si la boucle était bouclée. Je pense que le prochain ouvrira une nouvelle ère. Mais je n’en connais pas encore les contours.
A. G. ‒ C’est la fin d’un cycle ?
P. S. ‒ Il me semble, oui. C’est une situation qui ne m’inquiète absolument pas, c’est même très positif. L’horizon est clair, je vais pouvoir faire ce que je veux.
A. G. ‒ L’avez-vous vécu comme un soulagement ?
P. S. ‒ Je ne sais pas, mais c’était un plaisir de l’écrire. Cette liberté de pouvoir jouer avec la réalité, ça m’a beaucoup plu.
A. G. ‒ Vous avez mis combien de temps à l’écrire ?
P. S. ‒ Un peu plus d’un an.
A. G. ‒ Comment décririez-vous ce personnage, finalement ?
P. S. ‒ C’est un salaud, bien sûr.
A. G. ‒ Pourquoi ? Parce qu’il va laisser sa femme payer le loyer toute seule ? On entre ici dans des contingences matérielles, or, le livre se situe sur d’autres paliers…
P. S. ‒ Oui, c’est un sujet qui m’intéresse moins. D’ailleurs, dans le livre, sa femme ne lui reproche jamais de l’avoir quittée, ç’aurait donné une histoire complètement différente. Je me suis quand même renseigné, y compris auprès de la police, pour savoir comment vivaient les gens après une disparition de ce type. Je voulais être sûr que j’étais crédible.
A. G. ‒ Il y a toujours des enquêtes, dans ce genre de circonstances…
P. S. ‒ La police m’a dit qu’il avait parfaitement le droit de disparaître. Ils ne le cherchent même pas, sauf s’ils savent qu’il est malade ou si la météo est particulièrement mauvaise et qu’elle représente un danger potentiel pour son intégrité. Mais, même s’ils retrouvent la personne disparue, ils ne le disent pas à sa famille, ils n’ont pas à le faire. Je ne suis pas certain que ce soit rassurant, parce qu’il a quand même des responsabilités, envers ses enfants, par exemple… Ça m’a énormément surpris.
A. G. ‒ C’est une idée qui traverse l’esprit de pas mal de gens, cette envie de repartir à zéro, en prenant de l’âge ?
P. S. ‒ Oui, je crois que ça arrive plus souvent qu’on ne l’imagine. Ça vaut toujours mieux que de se supprimer, mais ce n’est pas un choix confortable, c’est une façon de se mettre en danger, aussi.
A. G. ‒ Vous vouliez être écrivain, petit ?
P. S. ‒ Non, pas spécialement. Et puis, ce n’est pas drôle de savoir où on va. C’est comme ces vacances en groupe, tellement bien organisées qu’on vous fournit le programme que vous allez suivre, heure par heure. C’est effrayant ! C’est bien plus excitant de vaquer en fonction de ses envies du moment.
A. G. ‒ Vos livres ne sont pas gais, mais vous, êtes-vous plutôt heureux quand vous écrivez ?
P. S. ‒ Oui, j’aime beaucoup ça. Et c’est très enivrant de se lancer dans l’écriture d’un roman.
A. G. ‒ Pour terminer, quels sont les auteurs qui vont ont marqué ?
P. S. ‒ On est souvent marqués par les auteurs qu’on lit quand on est jeunes, parce qu’ils vous construisent. Très tôt, j’ai lu Ibsen, puis Camus, Hemingway. Il y a eu quelques écrivains allemands, bien sûr. Et Montherlant, un auteur qui m’impressionnait beaucoup. C’était un personnage un peu sulfureux, très controversé, qu’on a un peu oublié aujourd’hui, peut-être pour cette raison, d’ailleurs.
***
Avec l’aimable collaboration de Yann Mari pour la retranscription, et mes remerciements à la librairie Les Nuits blanches (4, rue des Hauts-Pavés à Nantes) qui nous a accueillis le 15 novembre 2018.