Le Sang des Rois – Sikanda de Cayron

Le sang des rois

Il était une fois… au cœur du désert, au creux de la montagne, un village où les hommes vivaient heureux et innocents, seuls au monde d’un monde dont ils méconnaissaient l’existence. Dans la plus parfaite harmonie, dans la plus parfaite équité, chacun vaquait à ses occupations, suivant le cours naturel de ses aspirations, au rythme des saisons, de celui des chants des oiseaux, compagnons bienveillants, au rythme des fêtes qui, tous les cent jours, ponctuaient la vie de la communauté. Unis par l’amour qu’ils se portaient, ignorants des turpitudes de l’âme humaine, ne craignant ni les dieux ni l’argent, concepts qui leur étaient étrangers, ces hommes ne souffraient que d’une seule malédiction, la mort tragique, systématique, des premiers-nés, comme une réminiscence biblique pour le lecteur informé. Jardin d’Éden presque idéal, que l’on se prête à imaginer en souriant, brusquement profané par des cris fous, des cris de bêtes qui violent la douceur de la nuit et serrent les cœurs d’effroi. À l’entrée du village, un homme à genoux, un inconnu, hurle sa douleur face au ciel étoilé. Messie ou démon, le conte ne demande qu’à s’écrire, allumez vos cheminées, gardez vos chaumières.

La nuit venait de tomber. La vie s’était faite discrète derrière les volets tout juste fermés, et seule flottait dans l’air a rumeur d’une journée trop chaude. Un pépiement d’oiseau qui s’endort, puis plus rien, plus rien que l’on puisse vraiment percevoir. On couchait les enfants ; une paresse joyeuse empêchait d’aller soi-même dormir, parce que mille plaisanteries et autant de mots tendres devaient encore être échangés ce soir.

Ainsi, les heures auraient pu s’enchaîner sans encombre jusqu’au petit matin, sans un hurlement rauque, presque animal, qui suspendit le temps vers les dix heures du soir. C’était le gémissement d’une tristesse indicible, d’une douleur physique insupportable, une plainte venue du plus profond des tripes, qui glace le sang et résonne longtemps après que le silence est revenu.

Tous se figèrent, et personne n’osa plus bouger avant que l’écho ne se fût totalement tu. La surprise et la frayeur avaient brusquement capturé les habitants, les précipitant dans un état d’alerte instinctif. Ils avaient été extraits de leur tranquillité habituelle, découpés dans la masse de leur quotidien. Ne connaissant rien d’autre que le son étouffé des pas dans la poussière et les rires des enfants entre les murs d’argile, le village plongea dans une stupéfaction nouvelle.

Que j’ai aimé cette douce histoire, dont même la surenchère, parfois, du vocable, des tournures, me rappellent le plaisir intense de se laisser bercer par un récit festoyant, entre hautes luttes, secrets et désenchantement, reine traîtresse, coups d’épées et princesse emmurée. Ne vous croyez pourtant pas dans une fantaisie, tout se tient, tout pourrait être vrai, avec des et si l’imagination s’allie à la réalité. Que j’ai goûté à la saveur sucrée de cette friandise, premier roman d’une jeune femme de 22 ans qui, rafraîchissement, offre à lire ce que la littérature ne propose que rarement, un conte pour adulte, et ses rebondissements, une parabole qui prête autant au dépaysement, à l’abandon, qu’à la réflexion. Car si l’homme qui arrive de nulle part – rappelons-nous que dans ce post-A à l’envers, c’est subtil mais le procédé m’enthousiasme, les hommes ne savent pas qu’il existe un ailleurs, confidence censurée par la première génération, celle qui a décidé du lieu et de l’heure, de reconstruire une civilisation vierge de tous tourments, de tous défauts, de toutes influences – si donc cet étranger est un dieu, se pourrait-il qu’il ait le pouvoir de mettre fin à la sorcellerie qui frappe les primipares ? Il semblerait que la cheffe s’en convainque, ou que dans la brèche du doute, du peut-être, elle se faufile, se découvrant alors des aspirations au pouvoir, à la toute-puissance. Mais derrière ses yeux gris, Hateya la guérisseuse, elle qui connaît les mystères et les renoncements, elle qui parfois s’abandonne à des départs impossibles, à des bras trop puissants, au refus des conventions, veille. Il en faudra des meurtrissures pour se découvrir trop humains, faillibles, troubles, mais aussi forts, valeureux, souples, long chemin épineux qui mène à la connaissance si peu angélique.

Le village avait été créé environ cent ans auparavant : un beau jour, une poignée de nomades avaient trouvé sur leur chemin un immense terrain enclavé dans la montagne, dont la terre pouvait être facilement modelée, et la roche utilisée pour ses arbres. Dans cette montagne vivaient de nombreuses espèces d’oiseaux extraordinaires. Cependant, l’endroit était très chaud, la température difficilement supportable à certaines heures. Mais, las de leurs nombreux voyages, conscients du peu de temps qu’il leur restait à vivre, ils avaient décidé d’y bâtir un village. La malédiction semblait s’y être installée en même temps qu’eux. Ces femmes et ces hommes venaient tous de contrées différentes et lointaines mais aucun n’avait appris à ses enfants qu’un monde entier s’étendait au-delà des frontières, parce qu’ils y avaient vécu trop d’horreurs qu’ils voulaient à jamais enterrer. Depuis, ceux qui avaient essayé de s’aventurer au-delà n’avaient trouvé qu’un désert immense à perte de vue et des montagnes trop hautes pour être escaladées, derrière lesquelles la rumeur disait que tout n’était que ruines et désolation.

Tout est politique disait le prophète, et les contes pour adultes ne font pas exception. D’une idée, que j’aurais du mal à qualifier d’enfantine, lui préférant enchanteresse, celle d’un monde pur et brillant comme un sou neuf, Sikanda de Cayron ne fait pas moins que raconter l’histoire si familière, si sombrement répétitive, de l’espèce humaine. Alors on garde en bouche le goût du dépit, l’homme ne serait-il bon qu’à inventer et à réinventer la poudre, celle qui met le feu à toutes nos humanités, l’histoire ne serait-elle qu’une vague implacable qui ne disparaît pas en son creux mais attend son heure pour hérisser sa crête ? Sans décider si d’autres possibles sont envisageables, et si un jour nous mériterons de regagner notre Éden sans perdre pour autant nos savoirs, si la fragile polysémie de l’innocence ne comporte pas tout autant notre grâce que notre perte, se perdre dans ce roman délicieux, dans ses péripéties merveilleuses, est havre plus que souffrance. Tentez, dès la première page vous serez envoûté.

Éditions Emmanuelle Collas – ISBN 9782490155170

À paraître le 10 janvier 2020