Otages – Nina Bouraoui

Otages Nina Bouraoui

De ces livres qui devraient dire beaucoup, usent et abusent d’une matière vraie, d’une matière forte, et qui pourtant se laissent désirer sans combler, laissent à désirer sans marquer. Otages, Nina Bouraoui. Sylvie Meyer a la cinquantaine, celle qui abime, des années de servitude dans une petite cage, où elle concilie – ça c’est épatant – son poste de représentante du personnel, ses abeilles, et les missions obscures, de taille large dans les effectifs, de listes interminables des éléments rentables et de ceux à problèmes, pour son petit patron petit homme de petit pouvoir. Sur ce, patatra, son mari la quitte. Pas un mot, pas un cri. Serrer les dents, tenir ses larmes, et un bon soir, une mauvaise nuit, craquer et séquestrer le petit patron petit homme de petit pouvoir. Le reste, à lire, à se laisser (plus ou moins) titiller par la promesse du secret qui révèlera pourquoi, mais oui pourquoi, cette cinquantenaire bien tranquille, qui serre les dents, qui tient ses larmes, d’un coup d’un seul craque. Bon. Les effets d’annonce – teaser game – sont à double effet kisskool, sans résultat ici-bas. À l’issue d’un flashback dont je vous épargnerai les détails (lisez !), on s’éparpille, on se disperse, et malgré tous ces gros morceaux, pas facile d’avoir une once de passion pour le puzzle ainsi reconstitué. Il est de ces livres que l’on lit sans y penser, de ces livres oubliés sitôt terminés.

Je m’appelle Sylvie Meyer. J’ai cinquante-trois ans. Je suis mère de deux enfants. Je suis séparée de mon mari depuis un an. Je travaille à la Cagex, une entreprise de caoutchouc. Je dirige la section des ajustements. Je n’ai aucun antécédent judiciaire.

Je ne connais pas la violence et je n’ai reçu aucun enseignement de la violence, ni gifle, ni coup de ceinture, ni insulte, rien. La violence que l’on porte en soi et que l’on réplique sur les autres, celle-là aussi m’est étrangère.

C’est une chance, une grande chance. Nous sommes peu dans ce cas, j’en suis consciente. Je connais bien sûr la violence du monde, mais elle n’entre pas sous ma peau.

J’ai des poches de résistance, je suis faite ainsi : je sépare. Rien de mauvais ne peut me contaminer. J’ai bâti un château à l’intérieur de moi. J’en connais toutes les chambres et toutes les portes. Je sais fermer quand il faut fermer, ouvrir quand il faut ouvrir. Cela fonctionne bien.

La joie se construit. Elle n’arrive pas par miracle. La joie, c’est les mains dans la terre, la vase, la glaise, c’est là qu’on peut l’attraper, la capturer.

J’ai cherché la joie comme une folle, parfois je l’ai trouvée et puis elle s’est envolée tel un oiseau, alors j’ai fait avec. J’ai continué, sans trop me plaindre ou si peu.

C’est encombrant la plainte, pour soi, pour les autres. C’est vulgaire aussi et ça prend du temps.

Avouons que pourtant il y avait matière à, celle du travail qui use et désabuse, celle de l’inévitable divorce qui provoque le séisme, parfois salvateur, celle de l’image que l’on porte de soi, que l’on donne à voir aux autres, de l’estime pour l’une, de l’estime de l’autre, matière dans la stabilité de haute lutte remportée et qui finalement ne créé rien que de hauts murs qui cachent l’horizon. L’incapacité à aimer, l’incapacité à s’aimer suffisamment pour s’autoriser à dire non, pour refuser d’endosser des visages contraires, pour lutter contre l’abandon, et puis le déclencheur originel, la faute originelle, zone si grise qu’elle contamine la vie d’après. Tout cela, je m’en tiendrais à l’indice du S du titre, j’imagine que Nina Bouraoui a voulu le dire, ou le suggérer, mais l’auteure se dépatouille difficilement de son personnage central, si peu aimable, qui ne paraît être que de papier brûlé, cramée par le dégoût qu’elle s’inspire et le mépris qu’elle porte aux hommes. Une femme qui ne parle pas, qui n’exprime pas, qui se réfugie dans son mutisme et semble incapable, se montre incapable, d’expliquer le pourquoi de ses actes, de ses non actes. Étrange portrait peu réjouissant, et pourtant déjà je projette, dans ce livre un peu moins que ça, beaucoup plus mes attentes non satisfaites, quand bien même je ne suis pas à la recherche d’une démonstration ou d’une explication, scolaire ou psychologique, mais a minima d’une empathie, d’une sororité, qui sait.

Je suis rentrée à la Cagex il y a vingt et un ans. J’ai gravi les échelons, un à un. Victor Andrieu avait entière confiance en moi. Je lui rendais bien. Toujours à l’heure, attelée à la tâche, proche des employés, désignée déléguée syndicale puis superviseur de ma section – l’ajustement – primée en fin de mois, applaudie parfois aux réunions de fin d’année. Je savais faire le grand écart entre les salariés dont je faisais partie et la direction qui m’avait confié une forme de pouvoir invisible.

Je me faisais entendre sans crier, sans insister, sans menacer. Les filles surtout, les ouvrières, se voyaient en moi. On était à égalité. Je n’ai jamais humilié, jamais. Les choses avançaient bien. On aurait toujours besoin de caoutchouc. On ne se sentait pas vraiment menacés, en dépit de la crise qui s’installait au fil des ans. Nous étions une structure saine. Les charges étaient de plus en plus élevées, mais on s’en sortait. Et puis je ne voulais plus penser négatif. Jamais. J’avais deux fils à nourrir moi, leur père est parti, il donne ce qu’il peut donner. Je ne lui en veux pas, du moins c’est ce que je croyais. Je sais qu’il ne faut pas tout mélanger, mais tout de même, il y a bien une cause à mon geste, le fameux déclic. Ce n’est pas venu comme ça, un beau matin, je ne me suis pas réveillée et je ne me suis pas dit : tiens cette nuit Victor Andrieu va payer l’addition d’un festin auquel il n’a jamais été convié.

Il y a donc des faits qui envisagent des questions sans réelles réponses, une logique impalpable, mais ceci est sans importance. Le drame est de se savoir dans un livre quand on aimerait se sentir dans la vie, tendre l’oreille et tendre la main aux souffrances d’autrui, à ses chamboulements, à ses égarements, et n’entendre que le silence, ne saisir que le vide. Alors la lecture est un loisir, et les attentes de l’une ne seront pas celle des autres, parfois un moment furtif, une incartade dans un décor de papier mâché, satisfera amplement celle ou celui qui n’avait qu’une envie, s’échapper de sa vie. Soit. Mais il y a tant à lire, de si belles pages à découvrir, des histoires si vraies, des personnages si forts, qui nous habitent et nous tiennent compagnie de si longues années, que naît parfois comme un regret, celui des tables des nouveautés qui cachent la beauté du fonds. Impitoyable (petite) rentrée littéraire.

Editions JC Lattès – ISBN 9782709650557

À paraître le 2 janvier 2020