Nul si découvert – Valérian Guillaume

Nul si découvert

S’en souviennent les littéraires, se glisser dans la peau de celui qu’il est de moyen ton de nommer un simplet n’est pas chose aisée, (pour le lecteur s’entend, pour l’auteur je ne saurais dire), et comporte le risque – affligeant et crispant – de – au mieux – caricaturer – au pire – devenir moqueur. Je rassure tout le monde, ce n’est pas le cas ici. Néanmoins, peu ayant la grâce et la verve du Maître du Bruit et de la Fureur, ce premier roman – fruit d’un primo-romancier-déjà-acteur – est donc gageure, gageure dont la destinée s’inscrit dans un titre qui incite à la blague, bien trop facile pour que je m’y prête. Quoique. Nul si découvert use enfin d’un procédé qui – a priori – séduit aujourd’hui, parfois avec un vrai succès – À la ligne – parfois sans qu’on ne le remarque vraiment, celui de se passer de la moindre ponctuation. C’est habile, pas de point, pas de fin, pas de fin pas de fin. Ainsi, la rentrée 2020 de l’Olivier s’ouvre – entre autres, nous y reviendrons – sur la version moderne d’un flux de conscience. Voilà pour la théorie, place à la pratique.

Avec toutes ces idées qui me brûlaient le cœur je me suis dit qu’il fallait vraiment que je me bouge pour que je fasse quelque chose alors je suis parti au Corner voir s’il y avait quelque chose à voir et pour un jeudi matin c’est clair il n’y avait pas grand monde il y avait même carrément personne

J’ai dit bonjour à Martine et au sourd et elle m’a demandé si ça allait et elle m’a donné un petit verre à sa façon pour me changer l’esprit

Depuis que Maman est morte c’est vrai j’avoue j’arrive plus trop à parler et puis j’ai tout le temps mal au cœur et puis je sais pas j’ai tendance à me projeter à m’imaginer des choses et j’étais pile en train de divaguer quand est entré le fils Pasquier avec son air du grand monde je me suis dit tiens ça fait un bout j’étais surpris de le voir parce que je me demandas où c’est qu’il était parti je savais seulement qu’il s’était retiré parce que monsieur étudiait monsieur fréquentait les hautes sphères de l’intelligence maintenant il revient ici pour aider sa sœur à faire le tri et les choses et finalement après avoir causé un peu il m’a raconté ses déboires avec l’existence humaine il m’a dit que c’était pas simple qu’il y en a une qui s’t barrée avec son gosse qui finalement n’est peut-être même pas le sien comme quoi ça sauve pas tout d’avoir eu le bac avec mention il a pris une goutte de William Peel et il s’est taillé il avait pas l’air super bien mais ça m’a quand même fait plaisir de le voir et puis surtout ça m’a diverti après ça j’ai donné un coup de main à Martine on a rentré les chaises parce qu’il commençait à pleuvoir j’en ai profité et je lui ai raconté un peu mes tristesses elle m’a dit que c’était normal va qu’à mon âge il fallait pas s’inquiéter avec les choses de la vie et que j’avais juste besoin de détente et de souffler puis elle m’a dit d’aller à la piscine parce que ça soulage les nerfs et elle m’en a remis un petit

Martine elle est pas croyable tant elle connaît les gens et les vérités

Notre garçon se tapit dans le corps d’un adulte, et si ses yeux s’illuminent quand l’hyper-marché du coin fête le Mexique, son corps n’en peut plus de se mettre en eaux quand vient l’heure de la palpation, vigiles obligent. Il est ainsi notre nouveau nous, celui dont nous empruntons la voix, les yeux, les pensées, durant une grosse centaine de pages. L’innocence mâtinée de pulsions, sexuelles et gourmandes, l’innocent abritant en son sein un diablotin boulimique. Le portrait est classique, on s’attend aux moqueries des mauvais, et du rire comme barricade, on imagine la patronne du troquet, mère de substitution qui ne saurait tout de même refuser un verre à l’enfant qu’il n’est plus, on accepte le cliché de la solitude, comblée par l’urne funéraire dévorée de baisers et pieusement laissée devant la TV hurlante toute la sainte journée, on s’inquiète des crises impromptues, imprévisibles, incompréhensibles. Bref. Et puis vient, serait-ce inéluctable, le béguin pour la belle, nous extrayant un moment de l’œil de celui qui nous guide, on s’accorde un regard sur notre guide. Peu réjouissant, il est vrai, un peu culpabilisé, c’est tout autant vrai, le handicap mental suscitant autant d’incompréhension qu’il devrait susciter d’empathie. Bref et rebref.

Sur le chemin la lumière du jour baignait dans ma tête et je sentais mon humeur folle et j’étais fier car jusqu’ici je trouvais que je faisais ma journée dans l’ordre et dans le plaisir sans me tromper avec méthode tout à fait normalement une chose après l’autre je me sentais enfin prêt pour glisser vers l’inconnu et tout en sentant battre mon cœur à l’intérieur de ma peau je ne pouvais pas m’empêcher d’écouter le vent qui au-dessus des parkings remuait le ciel et c’est étonnant et bizarre de dire ça mais émotions-là me faisaient pousser comme une boule dans la gorge et c’était pas très pratique pour avaler la salive qui commençait je l’avoue à déborder partout autour alors là encore petite prière mais ça n’a pas marché tout de suite j’ai attendu trente secondes puis j’ai réessayé et cette fois-ci le miracle ça a fonctionné et très drôlement tout mon souci que je vous parle s’est stoppé et la lumière du ciel a changé c’est drôle c’est bizarre la vie autant quelquefois ça peut rien que d’autres fois si c’est dingue ça me rappelle comme des fois les oiseaux dans le ciel sont obligés de beaucoup remuer les ailes pour aller là où ils veulent et comme d’autres fois ils n’ont qu’à se laisser porter par les courants chauds du sentiment de l’amour qui est le sentiment suprême sur cette comme terre comme dans les cieux

Pas de point, pas de fin, la lecture se poursuit presque malgré elle, dans la prime interrogation de savoir s’il s’agit d’un récit drôle, optimiste, feel super good, ou si la réalité, cartésienne et dramatique, reprendra le dessus. Passé le quasi envoûtement d’un flux de pensées ininterrompues qui prête, à l’occasion, au sourire, qui se prête, parfois, à une certaine poésie, passée la fraîcheur de celui qui s’offre à la joie, qui s’efforce de cultiver ses maigres bonheurs, rituels immuables, qui se mure aux méchancetés, se rend sourd aux injustices, stoïque aux humiliations, qui comble ses manques de rêves d’amour, comme tout un chacun, passé le charme de ce qui est vu, que nous voyons chaque jour, avec d’autres yeux que les nôtres, passée la compréhension du monde qui se présente alors, alors oui, vient la lassitude. Tant et si bien que l’auteur ouvre les vannes à un déluge de drames, pas les micros que l’innocence prend de plein fouet quand il ne s’agit que de simples ondées, mais des vrais, des durs, des purs. Serait-ce trop tard ? Le raisonnement ayant pris le pas sur l’émotion, le regard s’étant affuté à ne plus chercher d’aspérités, le point, final, tombe à point nommé.

Éditions de l’Olivier – ISBN 9782823615982

À paraître le 9 janvier 2020