Si ce livre, vanté, aimé par des amis, avec une telle chaleur que je me suis laissée étreindre, c’est dans un grand froid, pourtant, qu’il me désempare. Sécheresse d’une écriture à laquelle je ne peux vraiment rien reprocher, voix d’une encore presque enfant, d’une enfant de la glace, territoire glacé où les émotions n’ont pas leur place. Il faut survivre, lutter et sans cesse aller au plus urgent, au plus vital, s’allier en communautés pour chasser, construire, se mouvoir au gré des saisons, au gré des migrations, cherchant là le gibier de terre, ici la proie des mers. Inimaginable monde bleuté où naissent parfois, comme une erreur, des brassées de fleurs. Et quand la nuit rouge, rouge du sang de sa puberté, Uqsuralik se trouve des siens séparée, par une faille béante qui s’ouvre dans la banquise, c’est seule qu’elle va devoir affronter, la faim, le froid, l’extrême. Jeune fille si pragmatique qu’elle en devient rude et acide comme le vent dans les yeux, si magique qu’elle nous amène à rêver d’une autre vie.
C’est la troisième lune depuis que le soleil a disparu derrière la ligne d’horizon – et la première fois de ma vie que j’ai si mal au ventre. Me décoller du corps chaud de ma sœur et de mon frère, me dégager des peaux qui nous recouvrent, descendre de la plateforme de glace.
Sous le dôme, ma famille ressemble à une grosse bête roulée sur elle-même. D’ordinaire, je respire comme tous du même grognement de mon père, mais cette nuit une douleur me déchire et m’extraie. Enfiler un pantalon, des bottes, une veste – me glisser hors de la maison de neige.
L’air glacé entre dans mes poumons, descend le long de ma colonne vertébrale, vient apaiser la brûlure de mes entrailles. Au-dessus de moi, la nuit est claire comme une aurore. La lune brille comme deux couteaux de femme assemblés, tranchants sur les bords. Tout autour court un vaste troupeau d’étoiles.
La lumière faible et bleutée qui tombe du ciel révèle sous moi un liquide sombre et visqueux. J’approche mon nez de la neige : on dirait que mon ventre délivre du sang et des foies d’oiseaux. Qu’est-ce encore que cela ?
En cela, De pierre et d’os est un livre passionnant, lui qui nous entraîne à suivre sur les glaces les traces des traineaux, lui qui nous apprend qu’il y a des sociétés où les familles se font et se défont au gré du hasard, des rencontres, à la volonté des adoptions, où les générations forment un tout que chacun porte en lui et raconte l’histoire qui est la sienne, l’histoire des siens. Qu’il y a des communautés où les conflits se règlent en chantant, et où l’on s’excuse auprès des animaux dont la mort assure la vie. Qu’il y a d’autres mondes et d’autres règles, des gris-gris, des ailes de corbeaux comme protection, des dents d’ours en gage de bravoure. Des mondes inadaptés où c’est à l’homme de faire avec, quitte à sucer et ronger le cuir de ses chaussures pour calmer la faim, pallier la disette. Des mondes où la poésie est dans les étoiles si proches, où la folie existe mais se combat dans l’isolement, où les esprits guident les mains des soigneurs. Un monde dans le monde qui ne saura qu’enchanter les curieux, les férus d’une anthropologie aux accents littéraires.
Penchée sur la flaque, je n’ai pas entendu le grondement au loin. Lorsque je sens la vibration dans mes jambes, il est trop tard : la banquise est en train de se fendre à quelques pas de moi. L’igloo est de l’autre côté de la faille, ainsi que le traîneau et les chiens. Je pourrais crier, mais cela ne servirait à rien.
L’énorme craquement a réveillé mon père, il se tient torse nu devant l’entrée de notre abri. Portant la main à sa poitrine, il me lance sa dent d’ours accrochée à un lacet. Il me jette également un lourd paquet, au bruit mat. C’est une peau roulée serrée. Le harpon qui l’accompagnait s’est brisé sous son poids. J’en récupère le manche, tandis que l’autre partie s’enfonce dans la soupe de glace. Disparaissant lentement, la flèche fait un bruit étrange de poisson qui tète la surface.
La silhouette de ma mère se dresse maintenant au côté de mon père. Ma sœur et mon frère sortent l’un après l’autre du tunnel de l’igloo. Nous ne disons rien. Bientôt, la faille se transforme en chenal, un brouillard s’élève de l’eau sombre. Petit à petit, ma famille disparaît dans la brume. Le cri de mon père imitant l’ours me parvient, de plus en plus lointain – jusqu’à s’éteindre tout à fait. Un silence lugubre envahit mes oreilles et me raidit la nuque.
Et l’histoire dans l’histoire d’une force, d’une femme, au gré de ses divagations, de ses amours et de ses enfantements, de ses apprentissages et de ses peurs, de ses entraves qu’elle brisera comme nous briserons les nôtres, dans l’étrange écho, au-delà des océans, d’une sororité tout en délicatesse. Et pourtant il y a cette barrière que j’ai eu du mal à surmonter, qui bien que je me l’explique par le contexte, par la voix, par celle qui parle, m’interdit l’abandon. Un style dépourvu de chaleur, décrivant au plus juste les larmes qui s’écoulent, mais sec comme seul peut l’être un regard fier. Si elle est compensée par les chants extraordinaires qui agrémentent cet ouvrage, néanmoins je ne peux me défaire d’une réticence quasi organique qui m’empêche de goûter à la construction bien trop factuelle, un sujet, un verbe et un complément qui ne me nourrissent pas, n’assouvissent pas ma faim de cet ailleurs. Bérengère Cournut me livre une histoire précieuse, intellectuellement, mais me laisse de glace.
Éditions Le Tripode – ISBN 9782370552129