Quels sont les cadenas qui verrouillent sa bouche ? La culpabilité, trois fois. De l’expatrié, du survivant qui goûte à la douceur de vivre argentine quand dans son pays l’étau se resserre, du fils parti laissant derrière lui la mama, l’invitant trop mollement à le rejoindre quand alors la frontière n’était qu’un simple océan, du traître qui a commis le double crime d’oublier l’origine de sa famille, et qui dans une admiration sans borne pour les futurs bourreaux des siens s’est vautré encore adolescent, il faut l’admettre, il s’est rêvé Allemand. La peur de ne pas savoir ou de trop savoir, les nouvelles au compte-goutte, les lettres suppliques qui se délayent dans l’attente interminable des jours à passer sous le soleil. L’incompréhension de ce qui condamne son peuple, lui dont la judéité n’a jamais été qu’une insignifiance, un détail auquel il n’avait jamais pris la peine de s’attarder jusqu’à ce que l’Histoire décide, pour lui, qu’il n’était que ça, un Juif, un homme à abattre. La colère de la lâcheté, jamais ne se pose la question d’y aller, d’y retourner, car déjà la résignation s’entête, et qu’importe si l’angoisse s’attarde sur des détails aussi futiles qu’un pâle châle rose, de sa mère encore vivante le deuil impossible se profile déjà. Trop de courants en contradiction pour les laisser s’échapper, les mots se heurtent aux mots, se carambolent et s’annihilent. Alors Vicente Rosenberg, qui porte en son nom sa double appartenance, l’identité qu’il peinait à se forger, apprend à se taire et à lentement, très lentement, disparaître.
Le 13 septembre 1940, à Buenos Aires, l’après-midi était pluvieuse et la guerre en Europe si loin qu’on pouvait se croire encore en temps de paix. L’avenida de Mayo, cette grande artère bordée d’immeubles Art nouveau qui sépare la Présidence du Congrès, était presque vide ; seuls quelques hommes pressés, quittant leurs bureaux du centre-ville un journal au-dessus de la tête pour conjurer les gouttes, couraient sous la pluie pour attraper un bus ou un taxi et rentrer à la maison. Parmi ces passants furtifs, un homme âgé de trente-huit ans, Vicente Rosenberg, protégé par son chapeau, avançait d’un pas posé mais irréfléchi vers la porte du Tortoni, un café à la mode où l’on pouvait, en ce temps-là, croiser aussi bien Jorge Luis Borges et des gloires du tango que des réfugiés européens comme Ortega y Gasset, Roger Caillois ou Arthur Rubinstein. Vicente était un jeune Juif. Ou un jeune Polonais. Ou un jeune Argentin. En fait, le 13 septembre 1940, Vicente Rosenberg ne savait pas encore au juste ce qu’il était. En entrant dans le café, il n’avait pas tardé à remarquer, attablé à l’un de ces petits guéridons qui longeaient le mur situé en face du comptoir, la silhouette massive d’Ariel Edelsohn, son meilleur ami. Les coudes et un café sur le marbre de la table, il attendait Vicente en lisant e journal non loin des billards de l’arrière-salle. À ses côtés, tourné vers le gond du local pour surveiller les suites de caramboles, nerveux comme d’habitude, se tenait Sammy Grunfeld, un jeune homme qui traînait souvent avec eux. Après leur avoir serré la main, Vicente avait secoué son pardessus pour le soulager des dernières gouttes qui tentaient d’imbiber la laine épaisse puis s’était assis auprès de ses amis en penchant la tête pour lire les titres qui faisaient la une du journal : en Europe, la bataille d’Angleterre faisait rage et les nazis commençaient d’enfermer les Juifs dans des ghettos. Ariel, que ses amis argentins appelaient « L’Ours », avait plié le journal en poussant un lourd soupir.
Puis vient le petit-fils, qui n’a pas connu, très peu, le grand-père devenu muet de chagrin, de honte ou de haine, se décide à remettre en mots l’histoire familiale de ceux qui ont vécu avant, lui qui a fait le chemin inverse et qui d’Europe regarde ceux qui du Sud des Amériques la regardaient alors, tout entier figés dans une guerre si lointaine qu’il fallait se pincer pour se rappeler qu’elle les concernait. Oublie-t-on l’étouffant ghetto quand on n’y a pas vécu, connaît-on la faim terrible qui ronge les entrailles quand on ne l’a pas subie, sent-on son cœur qui se brise et s’éparpille quand on n’a pas perdu sa mère, assassinée pire qu’un animal ? De cette volonté de transmission, du silence que l’on se prête à écrire, la tension des générations dont l’âme hanteront toujours un peu les rues de Varsovie. Car il y a des crimes, et des douleurs, si grands, si grandes, qu’ils continuent et continueront de faire vibrer nos propres silences. Alors, rendre la parole est hommage, et important de faire voir par d’autres yeux l’horreur qui à nouveau, qui toujours, horrifie, qu’importe qu’on la découvre ou que l’on s’en rappelle, les non-dits, ici, prennent toute la place. Fresque d’époque et universalité sans âge des peines inoubliables.
La lettre de sa mère, brusquement, avait ouvert les yeux de Vicente. Elle ne les lui avait pas ouverts définitivement ou entièrement, mais elle les lui avait ouverts suffisamment pour qu’il distingue quelque chose qui se trouvait bien au-delà de ce qu’il avait imaginé jusque-là, quelque chose de beaucoup plus monstrueux que ce que disaient les phrases qu’elle avait alignées. En la lisant, Vicente avait senti une sensation diffuse, il avait aperçu des signes flous, comme des mots secrets, imprononçables, cachés derrière les mots simples qui la composaient. Il avait vu et entendu des choses qu’il ne pouvait pas expliquer, qu’il ne pourrait pas répéter – mais qui n’allaient plus jamais quitter son esprit. Vicente ne savait toujours pas toute l’atrocité de la réalité de ce que vivait sa mère, de ce que vivait son frère, des conditions dans lesquelles ils vivaient chaque jour, mais il en savait assez pour ne plus pouvoir vivre comme il avait vécu jusque-là. C’est pour ça qu’il avait choisi, sans en avoir encore tout à fait conscience, de se taire.
Et pourtant, si de ce récit roman je ressors pétrie, conscience de la nécessité, dubitative un peu sur le procédé de s’octroyer la voix, peu touchée en vrai, outre l’empathie qui partage, par une écriture qui me laisse froide. Vicente Rosenberg est un indicible, trop complexe pour se résumer et trop contradictoire, peut-être, pour se faire entendre, comprendre, au-delà de sa mort. La tentative, saluée, de Santiago H. Amigorena, reste, pour moi, tentative. Au-delà des faits, immensément cruels, d’une époque, diablement restituée, me manque la chair du pourquoi, de l’incarnation de ce silence au final incompréhensible. Comme ceux qui l’entourent et qui parfois s’essayent à penser à sa place, l’homme est déjà trop hors de ma portée pour que je puisse entendre en moi son écho. Un Ghetto intérieur dont on finit par se demander qui y est enfermé, serait-ce elle, ou son fils, ou le petit-fils qui se claquemure, otage de ses fantômes. J’ai vu par un trou dans le mur, mais je n’ai pas subi l’étouffement.
Éditions P.O.L. – ISBN 9782818047811