Si rares les bouquins qui provoquent le double choc de l’intelligence et de l’émotion, si rare ce Cadavre exquis que je mettrais en bonne place, près de 1984 ou du Meilleur des mondes, dans mon anthologie des livres d’anticipation. Anticipation car il n’est plus possible de parler de science-fiction, nous sommes trop proches du jour où la réalité nous dépassera, tant font écho, déjà, certains passages de ce roman. Dans le monde de Marcos, toutes les espèces animales ont été décimées, porteuses, dit-on, d’un virus fatal à l’homme. Pensons aux millions de têtes de bétail, oiseaux, tués au nom du principe de précaution. Dans le monde de Marcos, l’homme mort n’est plus un corps, il est viande, nourrissant ses congénères, exploité en une sous-espèce, génétiquement modifiée, gavée aux hormones, qui ne porte plus de nom, plus de prénom, qui n’a même plus droit aux cris pour exprimer ses souffrances, les cordes vocales lui ayant été ôtées dès la naissance. Que porte en lui le cannibalisme ? La folie. Pensons aux vaches devenues folles. Dans le monde de Marcos, les laboratoires torturent encore quelques lapins, pour la forme, pour faire croire que l’on travaille à ce que tout redevienne comme avant et qu’un vaccin sera trouvé qui réhabilitera les sources de protéines moins insoutenables, mais ce sont des humains qui servent de cobayes quand il faut tester de nouvelles voitures. Pensons, il y a à peine quelques jours, aux cochons vivants, en Chine, lors de crash-tests. Dans le monde de Marcos, qui travaille au plus haut niveau d’un abattoir, il faut frayer avec des gens peu ou prou fréquentables, des chasseurs en mal de sensations fortes, des charognards, crèves-la-dalle, à qui l’on refile les carcasses infectées, des fous de dieu qui prennent au pied de la lettre le précepte du ceci est mon corps, des êtres déshumanisés à qui la « Transition » a enlevé jusqu’à la dernière once d’humanité, on pense évidemment aux récits d’usine, à la fatigue de l’âme qui se recroqueville quand tuer devient un travail, un ordre, un réflexe. Et ce n’est pourtant pas la souffrance de ce nouveau bétail, ni la pensée d’une oreille sous-vide, d’un plat de doigts ou d’une soupe d’yeux qui me révulsent en premier lieu dans ce roman désespéré. Ma première larme se verse sur la perspective d’un monde sans animaux, et mon premier frisson d’horreur naît de l’idée d’un Noé devenu dingue, massacrant ceux qui peuplaient son arche, restant seul maître à bord d’un vaisseau voué aux enfers. Réminiscences de notre réalité.
La majorité des gens a intégré ce que les médias s’obstinent à appeler la « Transition ». Mais pas lui, parce qu’il sait que transition est un mot qui ne dit pas que le processus a été bref et sans pitié. C’est un mot qui résume et archive un événement incommensurable. Un mot vide. Changement, transformation, tournant : autant de synonymes qui ont l’air de signifier la même chose, et pourtant le choix d’employer l’un ou l’autre dit une manière singulière de voir le monde. Les gens ont intégré le cannibalisme, pense-t-il. Cannibalisme, encore un mot qui pourrait lui attirer de sérieux problèmes.
Il se souvient du jour où la Grande Guerre Bactériologique a été annoncée. L’hystérie collective, les suicides, la peur. Après la GGB, il n’a plus été possible de manger d’animaux car ils avaient contracté un virus mortel pour les humains. C’était le discours officiel. Des mots avec assez de poids pour nous façonner, pour supprimer toute remise en question, pense-t-il.
Il marche dans sa maison, pieds nus. Après la GGB, le monde a changé irréversiblement. On a testé des vaccins, des antidotes, mais le virus a résisté puis muté. Il se souvient d’articles sur la vengeance des végans et sur des actes de violence contre des animaux, et de médecins qui expliquaient à la télévision comment compenser les carences en protéines, et de journalistes qui confirmaient qu’il n’y avait toujours pas de traitement contre le virus animal. Il soupire, s’allume une autre cigarette.
Il est entendu que ce Cadavre exquis va au-delà des livres pour geeks ou vagues fans des romans SF de gare, nous sommes ici dans le champ de la littérature, et l’idée déroulée va droit au but, à la manière d’un Saramago. Il est sûr que la mise en place de ces nouvelles perspectives nécessite un poil de didactique, d’explications qui peuvent sinon dérouter, du moins lasser, car le lecteur croit, encore, qu’il a compris la démonstration, et qu’il a tout intégré, des tenants et des aboutissants. Sauf que, par Marcos, l’histoire ne fait que commencer, le décor est en place, et de frissons en révulsions, à l’estomac, c’est ensuite au cœur qu’Agustina Bazterrica s’attaque. Marcos est un homme seul parmi les autres, son père dément, interné, sa femme désesépérée, partie, leur fils, mort, sa sœur, étrangère, son patron, fuyant, son unique confidente, glacée comme une chambre froide, et le fantôme de ses chiens comme seule compagnie. Marcos est de ceux qui ont vécu la Transition, en plein dedans, et qui ne comprend toujours pas comment nous en sommes arrivés là, qui continue pourtant car quel autre chemin prendre, aucun horizon, aucune perspective, aucun espoir. La désespérance et la solitude, bues jusqu’à la lie, puis troublées par cet étrange cadeau, quasi pot de vin, une femelle, muette, asservie, dépendante de son bon vouloir. Marcos est de ces hommes auxquels on s’attache car il devient vestige d’un monde passé, le nôtre, encore, et qu’il est traces d’une humanité dans laquelle nous aimons nous projeter, malheureux, certes, mais sensible. C’est le fragile lien entre elle et lui qui va servir de fil rouge tout au long du roman, rouge comme l’interdit car frayer avec la viande est passible de peine de mort. Une histoire de tendresse qui a la portée des grands mythes, fondateurs, mais ne vous y trompez pas, là encore, il y aura des surprises. Ce premier roman de l’Argentine Bazterrica a tout, absolument tout d’un grand roman, m’en reste le goût du sang et des larmes, une conscience écologique décuplée, la peur et la trahison, comme rarement, et le terrible silence, l’absence de rires, notre « propre humain », pourtant, le serons-nous encore longtemps.
Comme il ne supporte pas la chaleur, il va se doucher. Il ouvre le robinet et met sa tête sous l’eau froide. Il veut effacer de lointaines images, des souvenirs qui persistent. Les tas de chats et de chiens brûlés vifs. Une griffure signifiait la mort. L’odeur de chair brûlée était restée pendant des semaines. Il se souvient de brigades en combinaisons jaunes qui, la nuit, sillonnaient la ville pour éliminer et brûler tout animal qui croiserait leur route.
L’eau froide coule dans son dos. Il s’assied par terre dans la douche. Doucement, il fait non avec la tête, mais il ne peut s’empêcher de se souvenir. À l’époque, certains avaient déjà commencé à tuer des gens pour les manger clandestinement. La presse avait mentionné le cas de deux Boliviens sans emploi, attaqués, démembrés puis rôtis par leurs voisins. La nouvelle lui avait donné des frissons. Ce fut là le premier scandale public, celui qui introduisit dans la société l’idée que, après tout, la viande reste de la viande, qu’importe d’où elle vient.
Il incline la tête pour faire couler l’eau sur son visage. Il voudrait que les gouttes lui lavent le cerveau. Mais il sait que les souvenirs restent là, toujours. Dans plusieurs pays, les immigrés s’étaient mis à disparaître en masse. Des immigrés, des marginaux, des pauvres. Ils étaient chassés, et quelquefois sacrifiés. La législation fut prononcée lorsque les gouvernements se mirent à subir des pressions des puissants industriels du secteur qui était à l’arrêt. Les abattoirs et les normes s’adaptèrent. Très vite, on éleva du bétail pour répondre à la demande massive de viande.
Éditions Flammarion – Traduction (Argentin) de Margot Nguyen Béraud – ISBN 9782081478398