Vague odeur de soufre, vraie odeur de sueur, commence par une inspiration, se termine en coliques (non chiquées), le récit de voyage de Jacky Schwartzmann offre des effluves de bien des choses, très peu de sainteté. Qu’est-ce qui pousse un homme à vouloir se rendre dans l’un des pays les plus fermés au monde, qu’est-ce qui le pousserait à ne pas vouloir s’y rendre, répond un auteur, très en verve (à son habitude). Ajoutons à cela – cela = la Corée, du Nord – le défi stupéfiant, superflip, d’affronter un marathon quand, jusqu’à présent, on pratiquait la course comme d’autres le dimanche, tranquille, peinard. Une drôle de recette donc, qui fonctionne plutôt, bien qu’évidemment on reste un peu sur notre faim, gageure et mission tout autant impossible que de parcourir 42,195 km en moins de 4 heures, que de tenter de décrypter, derrière le sourire éclatant et l’uniforme en papier, la mentalité d’un peuple si loin et si éloigné de celui auquel appartient notre Jacky qui, il ne s’en cache pas, l’aime, sa France. Si on y entre et évolue portés par le souffle d’un humour parfois dévastateur, ô esprit français, ô goût de la provoc’ et des libertés fondamentales (dont celle – incontournable – de râler), effectivement le fossé pouvait paraître un peu large à sauter, d’Ouest en Est, de révolution en obéissance, du présent au passé éternel, de la force de l’individualité au culte de la personnalité, le tout en moins de 200 pages
J’ai décidé d’aller à Pyongyang lors d’une soirée créole. Certains soirs, la vie prend une tournure étrange, vous passez sur une pâque de verglas existentielle et elle vous embarque, personne ne sait où. Glissade invisible. C’est cette femme que vous n’aviez jamais vue auparavant qui traverse la salle d’un var et qui, vous le savez, sera votre épouse. C’est ce boulot un peu dément que vous découvrez par hasard et dont vous vous dites « C’est ça que je veux faire ». Vous connaissez parfaitement ces instants où vous avez tranché dans le vif, pris des décisions importantes, bonnes ou mauvaises. Les lignes claires de votre vie explosent et vous recollez les couleurs à la hâte, comme vous pouvez, c’est le darwinisme de l’intime. Vous venez de changer, là, tout de suite. Moi, c’était lors d’une soirée créole.
Une graine de nénuphar spongieux et trapu a été plantée dans mon cerveau ce soir-là : un nénuphar qui a grossi à une vitesse exponentielle pour prendre une place démesurée. Pyongyang. Corée du Nord. Une obsession. La tumeur maligne de la volonté, le cancer foudroyant de l’ambition. C’est simple, la coupe de cheveux du dernier rejeton des Kim s’est mise à pousser à l’intérieur de mon crâne.
Bref, une aventure qui ne révolutionnera pas la face du monde, sans doute pas la vie d’un homme (faudrait lui demander), encore moins le destin d’un peuple, qui par son côté « organisée » « encadrée » « surveillée » frustre et agace tout autant le lecteur que l’auteur (pas besoin de lui demander) mais qui a le mérite d’être fait pour nous, nul besoin d’enfiler ses chaussures, ouf. Les amoureux du fractionné et autres fans des montres palpitantes devraient y trouver leur compte, ceux dont l’imaginaire se laisse volontiers porter par l’Asie et cette drôle de dictature quelques os à grignoter, les afficionados du récit de voyage, quant à eux, se sentiront chez eux dans cette prose qui mêle l’intime à l’universel, l’homme aux peuples, la découverte aux clichés dézingués. Jacky Schartzmann, que l’on découvre marathonien mais que l’on connaissait écrivain, sait écrire, et s’il s’autorise un peu de grivois, qu’on lui pardonne volontiers, il y a des images de sale gosse à entretenir même à la cinquantaine, a l’art de l’anecdote et du détail bien trouvé. On s’y croirait. Tremblons-nous avec lui, souffrons-nous avec lui, hallucinons-nous avec un lui, un peu, le souffle, parfois court, est bien là (et une bonne bande-son dans les oreilles). La plongée dans des lieux que je ne visiterai pas dans cette vie-ci, pour moins de 20 balles, l’écho avec d’autres souvenirs, et parfois entre deux flashes des réflexions pas si piquées des hannetons (l’est pas con le Jacky, bien que tout le monde le lui répète en boucle, au début, quand il fait son coming out coréen), et une lecture aisée easy à fond la caisse, un Pyongyang 1071 qui se lit en moins de deux, tient peut-être plus du 10 kil que de la course de fond, mais reste intéressant. Je n’attendais pas spécialement, à vrai dire, un essai historico-géo-politico, plutôt une immersion subjectivo-caustico-dépaysante et en ce sens, rien à dire, médaille méritée.
Je suis tout sauf un baroudeur. Je n’ai jamais pu voyager comme je l’aurais souhaité. Je suis aussi un hypercitadin, à l’aise dans un réseau de métro, perdu dans un bled. Pourtant, je veux y aller. J’ai un boulot alimentaire qui me prend plus de trente-cinq heures par semaine, je passe le peu de temps qui me reste à écrire, et pourtant je veux y aller. Pourquoi ? Si vous aviez la possibilité de voir de l’intérieur une dictature communiste postsoviétique, la dernière des dernières, affublée de surcroît d’un folklore kitch et décalé, vous n’iriez pas, vous ? Moi, si. À la fois attiré et rebuté par ce pays tellement bizarre, ce peuple perché et ses dirigeants incongrus. Je veux y aller.
Le problème avec les idées géniales, ce n’est pas de les avoir, c’est de les exposer, de les confronter. Lorsque j’ai fait mon coming out nord-coréen, les réactions de mon entourage n’ont pas été longues à venir. Pas de grandes surprises. De l’éclat de rire, accompagné du « ‘Tain t’es trop con », à une quasi-hostilité « Qu’est-ce que tu vas aller foutre là-bas, t’es con ou quoi ? » La même sentence à chaque fois, ce « t’es con ». Mon avis ? C’est vous, les cons… Qui a la chance dans sa vie de participer à ce genre d’aventure ? Je ne parle pas d’aller boire des Cuba Libre à La Havane, je ne parle pas non plus de dark tourism. Je parle d’un projet à la fois réalisable et hors normes, je parle de se bouger, d’aller à l’autre bout du monde pour une des épreuves les plus débiles jamais inventées par l’homme : le marathon.
Éditions Paulsen – ISBN 9782375020807