Crime et Châtiment – Fiodor Dostoïevski & Bastien Loukia

Crime et châtiment

Sur les tables des librairies fleurissent les adaptations BD de romans à succès, de Dans la forêt de Jean Hegland au Banquet de Platon (!!), en passant, donc, par Crime et Châtiment de Fiodor Dostoïevski auquel s’accole désormais le nom de Bastien Loukia. Si l’on considère qu’il s’agit là de l’un des Everest que j’ai grimpés en littérature, ne comptant plus les tentatives infructueuses entre mes 15 et mes 20 ans, avant enfin de célébrer ma conquête russe, double joie, comprenons que reprendre le fil d’une histoire par le biais d’une ligne claire, ou sombre, était plus que tentant, et que par ailleurs le résultat est à la hauteur de ce que j’escomptais. Scénariser un récit aussi complexe qui entrelace tant d’intrigues, et donner âme et corps à un (anti) héros aussi compliqué que Raskolnokov, était gageure. Les puristes crieront au drame, hurleront avec les loups à la simplification, pleureront les nombreuses déclinaisons de noms qui ont causé la migraine à bien des lecteurs, et la langue, forcément sublime (forcément), que l’on retrouve ici limitée aux dialogues, et s’inspirant de la première traduction de Victor Derély (et bien que Markowicz soit cité dans la préface, difficile aujourd’hui de citer Dosto sans citer Marko). Que les puristes pleurent, en silence, et que les curieux, ayant ou non conquis ce sommet littéraire dans sa version sans images, osent.

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Si en bande-dessinée le style se définit par le trait, il me manque le vocabulaire, l’exercice est donc d’autant plus intéressant pour dépasser la simple dichotomie j’aime/j’aime pas. De prime abord, tout cela est bien sombre, en corrélation avec une trame (nous y reviendrons) qui ne l’est pas moins, les cases s’autorisent à biaiser, insistant sur une bouche, un regard, car ici ce sont les personnages, légion, qui prennent toute la place, multiples et en interaction permanente, affrontements et tensions. Si je n’ai aucun moyen de jauger, me reste celui d’imaginer, le travail, et les « astuces » pour en arriver à un résultat visuel non seulement convaincant mais qui se laisse aller à quelques extravagances. Quand Rasko à sa sœur s’oppose et que la case juxtapose leurs visages, les réunit en un seul, lui à gauche, elle à droite, qu’ainsi se visualise ce qui les rassemble, ce qui ressemble, les traits pétris par la même colère, j’interloque devant l’idée, fameuse. Quand dans son délire, le papier peint se transforme en visage grimaçant, que le sang se met à couler des murs, quand dans son délire encore dont il se réveille à grand-peine Rasko ne voit rien de ceux qui lui parlent, ne voit que ses mains qu’il semble reconnaître difficilement, s’assurant que non il ne dort plus et que oui il est revenu, c’est dans un film que je me trouve, ou, c’est encore mieux, dans sa peau, dans ses yeux, que j’existe. Alors oui le trait est agressif, parfois grossier, parfois excessif, les mimiques se font contorsions, convulsions, déformations, répugnent parfois, donneraient presque la furieuse envie de claquer le livre, mais c’est l’ambiance qui se retranscrit, celle moite et poisseuse d’un univers somme toute assez glauque. J’apprécie également les références qui m’échappent mais qui me sont livrées en toute fin, une couverture qui évoque L’Étudiant de Yarochenko, Pierre-Paul Prud’hon qui s’invite, et le Cauchemar de Füssli qu’on honore. De quoi donner envie de poursuivre la « balade ».

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Quant à Rasko peut-on le limiter à ses actions et aux dialogues, l’histoire de cet étudiant fauché qui assassine, presque gratuitement, une vieille prêteuse sur gages, infâme, est connue. Voilà pour le crime. Quant au châtiment il tient moins dans la culpabilité que dans la paranoïa qui l’agite et le perd, entre pulsions d’avouer son forfait, peur d’être pris et incapacité à vraiment expliquer, déjà à lui-même, ce qui l’a poussé à agir. Rasko évolue dans une société à la fois bassement matérielle, pragmatique, il fait faim, il fait froid, la misère devenue vice comme l’affirme l’un des doubles du (anti) héros, à la fois immense car c’est de la Russie dont il est question et de la fierté de l’âme slave bien difficilement entendable pour qui lui est étranger. Rasko n’agit presque pas par intérêts personnels, l’or et l’argent dont il s’empare finiront sous une pierre, peut-être par conviction, se pourrait-il politique, pour débarrasser le monde d’une vermine qui abusait des plus pauvres, quitte à oublier que la sœur, sainte victime, rentrée trop tôt, a elle aussi perdu la vie sous les coups de bâtons. Bref, sans réécrire un classique, et bien que les années aient passé depuis ma lecture de l’œuvre, il me semble sortir de la BD plus interrogative qu’en sortant du roman, peut-être parce ce que oui, les années ont passé. Il est fort possible qu’en allant à l’os, et en ne s’encombrant pas de complexifications (foutues migraines), qu’en donnant un visage et en visualisant le crime et ses délires, je « vois » mieux Rasko et que si celui-ci continue de m’échapper il me donne l’envie folle de le poursuivre pour enfin le saisir, quitte à reprendre l’original, quitte à reprendre la lecture. Il y a forcément moins de fierté à terminer une bande-dessinée qu’à achever un auteur russe, le temps passé en compagnie est moins long, et la rencontre se fait par l’œil et non par l’oreille, plus en surface, moins viscérale, et forcément biaisée par le regard de celui qui donne corps. Néanmoins, au-delà de la reconnaissance du travail phénoménal de scénarisation et de mise en dessins, reste la joie de l’envie suscitée de revenir au texte. Nous ne sommes que des passeurs.

Éditions Philippe Rey – ISBN 9782848767376