Puis-je reprocher à l’auteure d’un journal intime de se regarder écrire ? Puis-je d’ailleurs lui reprocher cet enthousiasme, cet émerveillement de se laisser oser à faire de sa vie ce qu’elle en voulait, du plus profond de son âme, et le prendre pour une flagornerie malvenue qui m’agresse dans une simple phrase : « je suis écrivain » ? Puis-je enfin arrêter mon ressenti aux tous derniers mots, « Mes amis vont tous plus ou moins mal et je vais bien. », qui me heurtent par leur manque d’empathie et qui pourtant sont légitimes, par la logique qui veut que celui qui a fait un chemin, difficile, ardu, engagé, a bien le droit parfois de se retourner et de se féliciter, ou de se rassurer, de l’avoir accompli, quitte pour cela à se comparer, procédé qui à vrai dire ne me parle guère. Bref, puis-je lire ce Journal pauvre au-delà de ces agacements et en tirer substance, en avoir vision un peu plus objective, en l’absence de tout jugement subjectif lui aussi malvenu puisque je n’ai ni à juger une femme que je ne connais pas, dont je n’ai rien lu d’autre, ni à juger d’une vie qui m’est extérieure ? Et pour aller au-delà, peut-on chroniquer, critiquer, un livre de réalités ?
La cueillette des prunes, hier, un sac pour les tombées, un autre pour celles encore à l’arbre, a fait naître le désir de tenir ce journal de pauvreté – journal pauvre -, de dire la nécessité de joindre les deux bouts, d’être à l’affût de ce qui s’offre, se grappille, nourrit et permet de tenir jusqu’au lendemain. Sur un bord d’étang à l’abandon, je trouve de petites prunes sauvages rouges et jaunes en abondance, que nul ne se donne la peine de récolter. Dans la très grande chaleur de ce début d’après-midi, en équilibre sur le talus broussailleux, je transpire, les mains poisseuses de sucre. Des mouches et des guêpes me tournent autour, guettant le moment où elles pourront goûter ma peau. Je rentre alourdie de trois kilos de fruits qui déjà s’écrasent au fond des sacs en plastique. À la nuit tombée, debout devant l’évier, je trie, dénoyaute, les jambes et le dos douloureux, je mélange le sucre et la pulpe dans un faitout. Vers minuit la maison se parfume de l’odeur de confiture, aussi apaisante qu’un baume pour les muscles durs. Six pots et, dans un grand plat de faïence ébréché, souvenir d’autres glanages, les plus beaux fruits pour les desserts et les amis.
Sans dans le même temps, à mon tour, le comparer à une autre expérience vécue, Une activité respectable, de Julia Kerninon, qui quant à elle m’avait tiré des larmes, par la force de l’engagement de cette toute jeune fille d’alors, prête à tout sacrifier pour se lancer à cœur et corps perdus dans l’écriture. Serait-ce alors le cadre qui diffère qui me questionne ? Mais suis-je vraiment capable de garder lucidité sur un sujet qui me touche autant que l’écriture, associé – la malédiction semble incontournable – aux sacrifices (matériels) qui iraient de soi, puis-je vraiment lire sans émotions un tel journal comme je le ferais du mode d’emploi d’une machine à laver ? Et s’agit-il d’ailleurs d’un mode d’emploi, d’un partage d’expérience ou d’un simple compte-rendu, si celui-ci est donné à lire il est évident que sa fonction première est, de fait, modifiée. Écrire est une chose, être lue en est une autre. Si déception il y a, serait-elle dans l’attente de ce que j’avais présagé, m’était réjouie d’anticiper, là encore partage, mode d’emploi ou intimité littéraire, joie de l’écho, plaisir de l’encouragement et goût du style. Que Frédérique Germanaud, à un certain âge, déjà, après un peu de bouteille et d’encre renversée, fasse le choix raisonné et audacieux de s’accorder une année sabbatique, sans salaire, ça va de soi, et regarde ce qui en découle, du temps bien sûr, du temps pour lire et du temps pour écrire, du temps à ne plus le regarder s’écouler, plus de réveil, plus de contraintes et plus non plus de stress que l’on devine prégnant. Stress du travail qui abîme, stress de se sentir prise en étau entre ses aspirations et ses obligations, entre la passion et la raison. Qui dit temps dit argent, quelques économies mais la démarche indispensable, intellectuelle, de commencer à s’économiser, à économiser, à remettre en avant les ressources, les besoins, les mûres et châtaignes que la nature, bonne mère, nous offre tout gratos. Alors on gratte, et puis on compte, une aide du CNL, du montant brut au montant net sur le compte à sec, un peu, et peut-être pas assez, car apprendre à vivre de rien s’apprend, sujet d’importance qui deviendra pour nous tous, bien vite, sujet de première importance. Et bien entendu l’agacement, courant et légitime, de ce rapport du travail à la passion, qui excuserait qu’on n’irait pas, en plus, jusqu’à nous payer légitiment, à la juste valeur, pour une passion devenue travail, pour un don, une appétence professionnalisée. Le sujet est autrement politique, la politique dans ce Journal pauvre me manque et c’est sans doute la cause de mon agacement.
Tu me poses la question de ce que j’écris dans ce journal pauvre, un cahier encore, s’ajoutant au journal ordinaire, au journal à deux, au cahier des notes de lecture. Tu es dubitatif et je n’ai rien à répondre. Ni du contenu, ni de l’utilité de ces lignes je ne saurais me justifier. Je réfléchis. Expérimenter le dénuement, être attentive à ceux qui vivent de très maigres subsides, à ceux qui ont choisi de ne donner qu’un minimum de leur temps contre salaire, ou de se consacrer à une activité eu rémunératrice. Elle est jardinière, elle est danseuse contemporaine, elle donne des cours de yoga, elle organise des sorties botaniques, elle anime des ateliers d’écriture. Oui, des femmes surtout ont fait ces choix, et pas des femmes ayant un mari à revenu. Elles vivent plutôt seules, parfois à la campagne, conduisent de très vieilles voitures qui n’ont ni radio, ni verrouillage centralisé des portes. Malgré le manque d’argent, elles vivent large : amicales, généreuses, créatives, lectrices. Curieuses. Elles se sont volontairement retirées de ce carcan qu’on tente de nous imposer. Je les admire. J’admire leur courage et leur joie de vivre, la qualité de leurs choix. Elle est écrivain. Elle cultive des plantes médicinales. Tu tourneras ces exemples en dérision, et je préfère donc ne pas t’en parler. Trouver des ressources, en soi et au dehors. Troquer. Le livre que j’ai écrit contre le disque que vient de réaliser cet ami musicien. Une gravure contre des travaux de couture. Je ne veux pas d’une pauvreté qui démolit, qui fait suffoquer. D’une pauvreté du manque, de la résignation et de l’ennui. Mon égérie : Flora, débrouillarde, énergique, et qui peut rapporter son repas d’une balade en campagne.
Enfin, et si, ô combien, le sujet de la reconversion professionnelle m’interpelle et m’intéresse, c’est parce que j’aime à retrouver l’audace, la folie et l’engagement fort, entier, ce n’est qu’un détail mais quand Frédérique Germanaud cite Kerouac sans le nommer, ceux qui brûlent, qui brûlent, qui brûlent, avoue ne pas s’y retrouver, mais c’est justement là que j’aime me retrouver, la faille étant sans doute trop béante entre elle et moi pour que nous puissions donc nous rapprocher. La prise de risques mesurée est compréhensible, le saut dans le vide un élastique dans le dos, je comprends, personne n’est obligé de se prendre pour London ou Orwell, de prendre La Route, l’une des routes, avec juste sa chemise et sa plume, je suis la première à louer la sécurité, et sais qu’instabilité peut rimer avec équilibre retrouvé, mais néanmoins dans ce comptage minutieux des chaussettes trouées je ne trouve pas apprentissage, juste une pose dans la pause, une posture, qui me gêne. Serait-ce parce que ce journal n’est que fragments pour l’auteure qui en tient un autre en parallèle, dont elle voudra faire un livre, qu’il soit écrit à temps perdu plus qu’à corps perdu, entre deux corrections d’un autre ouvrage à faire suivre à l’éditeur, coincé entre de sombres attentats et une histoire d’amour à distance, échos d’un besoin, échos d’un ailleurs, échos d’une auteure qui semble s’affirmer autant que douter, oscillant sur le pas d’une porte, inquiète de ce qu’elle quittera, heureuse de ce qu’elle voit, mais se protégeant du coup de vent en affichant de trop chatoyantes couleurs. Tout est délicat, tout est contradictoire, tout est précaire mais de ce Journal pauvre je ne m’enrichis pas.
Éditions La clé à molette – ISBN 9791091189187