Ceux que je suis – Olivier Dorchamps

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Il y a une aura de mystère autour de ce jeune auteur, à peine le sait-on franco-britannique, Suisse de naissance, cosmopolite. A priori bien loin, donc, de son personnage principal, Marwan, Français né de parents Marocains. Une vie, une peau, dans laquelle Olivier Dorchamps se glisse avec une facilité déconcertante, décontraction apparente. Dieu et Allah, de concert, s’accorderaient, j’en suis sûre, pour juger pourtant le sujet plutôt casse-gueule, dans notre chère époque où la moindre différence rime trop souvent avec faille dans laquelle s’engouffrent tous les -istes qui polluent nos beaux rapports humains et attisent les haines d’un autre temps [enjoy 2019 🙂 ] Eh bien, perso, je l’aime Marwan, avec sa gueule d’Arabe, invivable ici, son accent français, invivable là-bas, coincé entre ces deux miroirs qui lui renvoient une image tronquée, vertigineuse et abyssale de lui-même, l’affirmant sans fard et l’avouant sans détours. Et, tant que j’y suis, je l’aime aussi Dorchamps, exprimant dans la plus grande douceur et la plus parfaite intelligence la difficulté à vivre dans un entre-deux, mondes, langues, religions, mentalités, racismes primaires. Non que chacun en prenne pour son grade, quoi que beaucoup le mériteraient, mais la justesse des portraits et l’acuité, qui quelque fois se nimbe d’une certaine candeur, de mon cher Marwan font que j’ai rarement lu description si sensible de la question. Car il y a un liant, humaniste, le lien qui nous renvoie à notre humanité, l’Amour qui gorge ce livre comme le sucre l’orange. Tant et tant qu’il finit par me faire déborder le cœur, couler l’œil, j’aurais pas cru.

Le Maroc, c’est un pays dont j’ai hérité un nom que je passe ma vie à épeler depuis l’école — pourquoi Ali a eu le nom facile, lui ? — et un bronzage permanent qui supporte mal l’hiver à Paris, surtout quand il s’agissait de trouver un petit boulot pour payer mes études. Nos parents ne nous ont jamais vraiment parlé arabe, même si à force de les entendre, on le comprend, ni emmenés à la mosquée. Mon père n’est retourné au pays qu’une huitaine de fois depuis qu’il a immigré en France. Huit fois ! En trente ans ! L’argent servait à nous y envoyer nous, mes frères et moi et surtout à faire de nous des petits Français. Quand on allait en vacances chez Mi Lalla, notre grand-mère, on baragouinait un peu le marocain parce qu’elle ne parle presque pas le français, à part les chiffres. Mais presque pas, c’est déjà un peu, et là-bas les grands-mères font davantage la cuisine que la conversation, alors je peux prononcer tous les plats marocains en arabe sans accent et Mi Lalla compte parfaitement jusqu’à cent en français.

Bien entendu, j’ai appris le pays de mes parents dans les livres. Je connais tout de son histoire, sa géographie, ses spécificités ; le Protectorat, l’Indépendance, Mohammed V, Hassan II, Mohammed VI, jusqu’à mon sujet d’agrég qui portait sur la transition énergétique au Maroc. Tout ce qu’on peut trouver dans une bibliothèque, je l’ai lu. Mais la vie de ma famille avant la France, je ne la connais qu’au travers d’anecdotes et de souvenirs de seconde main, un peu comme une veste d’occasion dont la coupe m’irait tant bien que mal, mais à la couleur fanée.

À dix-neuf ans j’ai lu le Coran. En français. Je ne sais pas pourquoi. Pour le lire. Pour voir si j’étais vraiment aussi différent des autres qu’on se tuait à me le répéter. Ali, lui, castagnait ceux qui le traitaient d’Arabe. Mon père disait qu’on ne casse pas la gueule aux ignorants, que la vie s’en chargerait un jour, et qu’il n’y avait pas de honte à être arabe, au contraire. On a donné plein de mots aux Gaulois : les abricots, les artichauts, les aubergines. Toujours la bouffe. Les Marocains sont bien comme les Français pour ça. Pourtant il ne nous a jamais raconté nos racines. Ma mère et lui espéraient sans doute que nous deviendrions des Français modèles, que nous prendrions moins de coups qu’eux. Eux, qui étaient arrivés de là-bas.

Quand meurt le père, aucun de ses trois fils, eux qui sont d’ici, n’auraient pensé qu’il voudrait se faire enterrer là-bas. Entre les deux, une mer, un monde, une frontière, barrières, et une longue route à refaire à l’envers, celle de l’exil choisi par les parents des décennies auparavant. Marwan est l’ainé, de quelques minutes sur son jumeau, Ali, avec qui les rapports n’ont rien de fraternel. C’est donc lui qui accompagnera le cercueil, en soute, pendant qu’à ses côtés voyagera Kabic, le vieil ami de la famille qui elle-même les rejoindra par voie terrestre. En littérature comme en réalité, se retrouver en première ligne coïncide souvent avec replongée en enfance, qui nous permet de découvrir celle de la fratrie et l’éducation qui a été donnée, avec toutes les difficultés et ambiguïtés que l’on imagine (prôner l’ici, chérir l’ailleurs), et avec ultime rencontre avec un père qu’on a toujours vu comme un père, oubliant qu’avant nous il fut tout d’abord un fils. Ces dernières retrouvailles, sur une terre où il perd pied, résonneront pour Marwan avec l’écho d’un passé qui lui était jusqu’alors inconnu, et avec des secrets difficiles dont je ne vous dirai rien, ils sont là le sel où l’amour est le sucre. Prétexte encore pour une nouvelle plongée, encore plus profonde, dans un Maroc ni plus simple ni plus équitable que l’est notre bonne vieille mère patrie. Être le prochain est aussi être face à soi, ne plus être celui qui se voyait déformé dans les yeux aimants, mais celui face au miroir. Marwan n’aura plus le choix, il lui faudra recoller ses morceaux, rassembler son puzzle, et forger enfin son identité complexe. Ce long déroulé vers le passé et ce bel appel d’air vers le futur s’unissent dans un récit fluide mais dense, une certaine virtuosité à accrocher la réalité multiple et à la rendre tangible. À peine s’agace-t-on des accents retranscris, mais admire-t-on alors l’art d’allier les langues, un héros un brin trop gentil, compensé par la dureté des certains évènements. La candeur, signalée plus haut, ou la naïveté, c’est selon, un bémol, mais qu’importe, ne pas s’y attarder ni s’y tromper, si l’écriture semble facile, les premières pages un peu trop légères, le livre se déploie, prend poids et place au fur et à mesure.

Ali avait convié plusieurs amis avocats qui bossent avec lui. Tous les hommes étaient en costume sombre, certains portaient une cravate, d’autres avaient déboutonné le col de leur chemise blanche sous leur veste. Ils discutaient de leurs dossiers et de leurs plaidoiries en trinquant au champagne. Ils étaient très polis, très gentils avec ma mère qui faisait circuler les cornes de gazelle en riant. Ali avait dû les briefer car personne n’a gaffé en s’étonnant de ne pas avoir rencontré sa famille à la prestation de serment, mais l’un de ses collègues m’avait demandé discrètement quel était le vrai prénom d’Ali. Je n’avais d’abord pas compris la question. Comment ça ? Il avait ajouté que les cartes de visite de mon frère étaient au nom d’Alexandre, ce qui ne fait aucune différence, les clients nous appellent tous Maître de toute façon, mais nous on l’appelle Ali au cabinet alors je me demandais juste ce qu’il en était. Ali avait déguisé cela en éclatant de rire quand je lui avais posé la question. Ta femme appelle ton fils par son nom arabe et toi tu changes le tien pour le franciser? C’est le monde à l’envers? Ali m’avait affirmé avec l’aplomb des bons menteurs qu’il s’agissait d’une erreur de l’imprimeur et qu’il avait été furieux, crois-moi !, en déballant le paquet de cartes de visite.

Ce jour-là, grâce à mon frère jumeau, j’ai réalisé que la plus grande honte, ce n’est pas d’avoir dit ou fait quelque chose que l’on regrette. Ce n’est pas non plus l’embarras que l’on peut ressentir pour ses parents ou de ses origines. Non. C’est celle que l’on éprouve vis-à-vis de soi-même. La plus grande honte, c’est avoir honte de qui l’on est.

De ces livres « faciles », au demeurant pas tellement, pas seulement, qui vont au-delà des mots et au-devant de la rencontre, s’y croisent des âmes et des silences, s’y trouvent des ambiances, des chaleurs, des ailleurs. Un chouette roman de questionnement, de transmission, de filiation, une lichette de politique, un art du portrait, et l’écho persistant des problématiques communes à tous, à nous, d’ici ou là-bas, métissés comme nous le sommes par nos terres, nos pères, nos mères. Ceux que je suis, magnifique titre, qui dit tout et tant, ne changera pas le monde, mais l’illuminera, espérons, le temps d’une saison, comme les oranges l’oranger.

Éditions Finitude – ISBN 9782363391186