À défaut de la tête, Darrieussecq tente La Mer à l’envers, recyclant, dans une autre gamme, sur un autre ton, le jeu de mots de l’un de ses précédents opus. Ici est question, c’est de notoriété, d’un thème qui – c’est de très mauvais goût – a le vent en poupe, bien que l’auteure affirme y travailler depuis des années. Méditerranée. Une croisière, énorme paquebot ; collision ; un exil, coquille de noix. Aux bords de cette étrange rencontre maritime, éternel pot de fer contre éternel pot de terre, un jeune homme qui fuit, une femme qui se fuit. L’un prépare son arrivée dans une Europe salvatrice, la seconde son départ vers le Sud rédempteur. L’une est Parisienne, l’autre Nigérien. Furtif télescopage, peu de mots, un regard, un contact et un smartphone, celui du fiston, qui passe de mains en mains. On y croit moyen, on oublie un peu vite, les vacances reprennent, la vacance reprend, quelques réflexions charitables, condescendantes, culpabilisantes, qu’enraye vite la frayeur d’avoir cru perdre en excursion la fillette, la petite, la cadette. Préparez-vous à une bonne grosse centaine de pages où il ne se passe absolument rien de transcendant, Rose est un personnage qui connaît (provoque) la double peine d’être inconsistante et quasiment dénué d’intérêts. De temps en temps, au fond de son sac, sonne son téléphone.
Et là, dans la mer, était-ce un nageur ? Est-ce qu’on pouvait nager dans cette position ? Ou un nageur souterrain, crawlant sous la croûte terrestre entre d’énormes embûches de lave et de glaise, et ressorti ici, au jugé, effaré ? Il était mort. Ils étaient en train de repêcher, là, juste au-dessous, le corps d’un homme mort.
Un mort comme ça, un mort soudain. Dans la chaloupe, des hommes d’équipage tentaint sur lui quelques manœuvres, mais ça se voyait, qu’ils n’y croyaient pas, un homme vivant ne tient pas sa tête comme ça. Elle eut ce réflexe, de tendre la main vers eux, d’essayer quelque chose, mais. Elle posa tous les plaids à ses pieds. Elle les avait emportés pour ceux qui auraient froid, pour les vivants. La Française honorable et elle se tenaient muettes. Voir un mort avec quelqu’un qu’on vient de rencontrer, cette intimité soudaine. Ses mains brûlaient d’énergie inemployée. À part sa grand-mère au funérarium du village, elle n’avait jamais vu de mort. Elle se vit dans le temps, au fond d’un entonnoir, dans le vertige des secondes, un vortex vu des étoiles, avec cette femme qui ne lui était rien et ce mort : elle savait que ce moment, ce 24 décembre à l’aube, elle et la femme qui ne lui était rien s’en souviendraient toute leur vie.
Mais Rose ne répond pas, bah non Rose ne répond pas. Dilemme moral qui se solde par quelques réflexions charitables, condescendantes, (dé)culpabilisantes qu’enrayent très vite la dépression du mari, les travaux de la future maison, l’eczéma de la fillette, la petite, la cadette (ouais, je me répète). Cent pages donc, c’est long cent pages, durant lesquelles, tout de même, j’ai le temps de me dire que le sujet est grave, pour preuve Marie Darrieussecq use d’un style tout sage que je ne lui connaissais pas, à peine quelques trébuchements, d’étranges débuts de phrases, d’étonnants points qui s’invitent un peu tôt, mais dans l’ensemble RAS, le message est clair, nous ne sommes pas là pour faire du style mais bien pour parler d’un sujet sérieux, sé-rieux. Ayant épuisé la surface des choses, sans l’égratigner, évidemment arrive le moment où Rose répond, sans même y penser, peut-être justement quand elle s’arrête d’y penser. De la seconde partie, je vous épargne les détails, vous tais la fin, suspens, sus-pens.
Elle n’était pas seule à avoir eu l’idée. Elle attendit son tour derrière une file de passagers. Et quand elle colla les yeux dans les – binoculaires ? – son fils soudain lui dit : « C’est dégeu, de faire ça. C’est voyeuriste. » Elle pointait les jumelles vers toutes ces têtes qui laborieusement passaient une par une d’un bateau à l’autre, du gros bateau au petit bateau, par le goulet d’une passerelle sécurisée. Elle ne voyait pas Younès. Et elle cherchait à quoi ça la faisait penser. Il y avait une friction, un engorgement, une tête voulait passer avant l’autre. Puis ça se fluidifiait. Ces vues au microscope de globules rouges cheminant dans les veines, se comprimant, s’accolant, se séparant, luttant au sein de forces vitales. Elle eut un flash du mort enjambé dans la nuit. Et de la barque avec les deux marins debout. Elle leva la tête et le ciel explosa dans ses rétines, ses pupilles se contractèrent. Que son fils regarde, qu’il voie, qu’il lui dise. Tous deux passés au ras des guerres et des désastres, deux patachons sur la planète. L’avenir de son fils serait plus sombre que le sien, elle en était sûre. Mais toujours moins sombre que celui de Younès. Selon toutes probabilités et statistiques. Le problème avec les migrants, c’est combien ils sont angoissants.
La vedette se décrochait. Les croisiéristes criaient au revoir et bon voyage, plusieurs migrants répondaient de la main. C’était plutôt joyeux. La vedette accéléra d’un coup pendant que le paquebot remettait les gaz, si ça se dit pour un bateau, en tout cas la vibration se fit plus forte, on repartait. « C’est eux ! » cria son fils. Sur la géolocalisation : le point bleu s’écartait du point rouge. Le petit point bleu pulsatif, symbolisant son téléphone, sortait du paquebot. Et s’éloignait, en mer, dans le quadrillage vide.
Et c’est fort dommage, de ne pas vous en dire plus, car – j’en suis la première étonnée – dans cette seconde centaine de pages quelques-unes m’ont sortie de ma torpeur, ayant l’accent d’une vérité (l’auteure aurait effectivement procédé aux recherches évoquées), vérité vraie d’un gamin qui aura franchi bien des frontières pour poursuivre son destin, son but et son rêve, l’Angleterre. Il est chou, ce Younès, consistant, pour le coup, intéressant, également. Mais tout cela étant noyé dans un tel gloubiboulga d’émotions hasardeuses, d’onirisme fantaisiste, d’apartés irrationnels, de réflexions de pacotilles, de bons sentiments (et de – trop – bonne volonté) que les 18,50 euros qu’il vous en couterait seraient peut-être plus intelligemment investis, par exemple, dans Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert paru aux éditions Sabine Wespieser. Il est des sujets graves, c’est un fait, trop graves peut-être pour les associer à une pâle copie de notre réalité, même si, osons, on veut y ajouter une pointe de mysticisme. Pensées, oui, magiques, non. Le premier chapitre promettait pourtant que Rose de Younès serait la témoin, je témoigne que la Rose est devenue arbre, et qu’elle m’en a caché la jungle.
Éditions P.O.L. – ISBN 9782818048061