Le nom secret des choses – Blandine Rinkel

Le nom secret des choses

Ça commence par un malentendu. Je cherche la mère, je trouve le père, tente de repérer Rezé, me retrouve en Vendée, pense rencontrer Blandine, fais connaissance avec Océane, m’attends à un je, me confronte à un tu. En bref, imagine lire le premier livre de l’auteure, suis en train d’entamer le deuxième. Fatigue, fatigue. Ça commence par un malentendu et ça se poursuit par un doute, qui ne me lâchera plus. Si férue du tu, souvenir frisson de l’accusatoire Condition pavillonnaire, qui m’intégrait malgré moi à une histoire que j’espère toujours tout autant fuir, ici ce tu m’exclut, comme une parole de l’auteure à l’auteure, dialogue intérieur qui peine à me capter, froncement de sourcil, poursuivons. Le nom secret des choses est le récit fictionné biographé, je renonce à séparer tant cette rentrée se niche dans cette faille entre réalité et imagination, d’une jeune provinciale qui à la capitale monte étudier. Thème qui, quand on y réfléchit, est sans doute aussi vieux que la littérature. Paris n’a pas encore brûlé mais brûle encore les jeunes âmes blanches, Océane navigue à vue entre sa mer et père abandonnés, et les complexes de – pense-t-elle – son insuffisante culture. Un peu snob nos parisiens, à qui elle comprend très vite qu’il est inutile d’exposer ses connaissances musicales, Quand on n’a que l’amour repris par Carine a quand même moins de poids que l’évocation du Grand Jacques. Et que dire de Bourdieu, hein, que dire. Dans ce marasme néanmoins tout autant exaltant qu’il est terrifiant, la jeune fille plante ses yeux dans les yeux vairons d’une autre jeune fille, Elia.

Tu gardes de ton premier voyage à Paris le souvenir d’un bruit infernal et ivre. En toi tout se télescope : les rugissements de camions-poubelles et les bavardages de gare, bruits de pelles et souffleries diverses ; les claquements des talons sur le pavé et le cliquetis des clés ; les klaxons de voitures bloquées en enfilade et la vaisselle du Sorbon cognant dans les éviers ; les sirènes de pompiers sur lesquelles vous aimiez tant improviser des harmonies, monologues ou percussions ; les coups de feu nocturnes, pétards ou balles dont on ne connaîtrait jamais l’origine ; les rideaux de fer qu’on relève et qu’on abaisse le matin, le soir ; la nuit, les sonnettes de vélos dans les rues, les disputes et la musique émanant d’appartements bleus et blêmes, rose électrique, et les hurlements de joie, les chants, les orgasmes et les pleurs – tu gardes de ton arrivée à Paris le souvenir d’un feu d’artifice sonore.

Les amitiés amoureuses entre femmes où le frôlement des peaux et l’intimité croissante ne laisseront jamais place à une fusion autre que spirituelle sont tout autant courantes en littérature, ces relations particulières auxquelles on s’accroche et se raccroche au doux temps des études. Elia a un truc en plus, la verve, l’assurance, le culot, le truc en plus qui force l’admiration de la douce Océane, qui s’emplit de force et de fierté à la côtoyer, accepte sans un mot ses absences mystérieuses. Car Elia est double – et le double – celle dont il n’est pas si facile, là encore, de sonder les limites, la frontière entre la vérité et ses exagérations. Peut-être ne brille-t-elle que dans l’œil de son amie, dans ce récit en tu qui fait que tu te souviens, les autres rapidement sont relégués à la marge. Pourquoi ce besoin d’écrire, de réécrire ce qui fut, de fixer sur la page blanche les contours, les souvenirs, pour retrouver peut-être la trace et les indices de la trahison à venir. Récit initiatique, âge critique, les sentiments s’exaltent, les écueils se pointent, gros comme une maison que l’œil vert ne camoufle sans doute qu’un banal marron clair.

D’Elia, tu ne connais pas encore le prénom mais remarque aussitôt la moue solaire et la combinaison verte. C’est une combinaison qu’on achète moins qu’on ne la déniche – et chez cette fille tout semble venir de loin. De loin, ses gestes virils pour allumer sa clope, de loin la soie de ses cheveux et leur couleur de nuit persane, de loin aussi son regard, qui te trouble aussitôt sans que tu puisses identifier pourquoi – et il te faudrait plusieurs apparitions pour réaliser que ses yeux sont comme ceux de David Bowie, de couleurs légèrement différentes. À cause de ce trouble vairon, peut-être, ta sympathie, bien qu’immédiate, ne se manifeste par aucun sourire. Ton propre regard, comme saisi d’un spasme, se détourne. Il y a trouble, il faut fuir.

Tu respires un peu fort et t’efforces donc plutôt, comme les autres, de singer une parfaite indifférence à ton environnement, jetant un œil à ton portable, remettant en place ta chaussure. Puis, évitant d’observer encore la silhouette d’Elia – dont tu pressens le magnétisme, – tu finis, comme les autres, par te focaliser sur la vieille à la canette qui, devant vous, vient de trébucher et au sol, la bière coulant sur la chaussée, continue pourtant à chanter « Just for one day, juste for one day… » – et c’est au moment où les premiers sourires affleurent, au moment où les rictus commencent à déformer les visages, c’est à ce moment-là que la sonnerie retentit.

L’intrigue, vous le comprenez, était des plus minces, si légères bouffées de chaleur il y a il n’y a pas embrasement, Blandine Rinkel semble alors chercher artifices pour rallumer la flamme, s’autorise enfin un je, comme un jeu, qui s’imbrique étrangement, maladroitement avec son tu, puis se met à discourir sur ce qu’elle retient de ces années amicales amoureuses, une décision prise sur un coup de tête, un défi, un élan, comme on en a à 20 ans sur l’air taquin les yeux brillants d’un t’es pas cap. Abandonner son premier prénom, lui substituer le second, Blandine, s’offrir aux répercussions sur soi et puis sur les autres, eux qui se déclinent entre ceux à qui on le tait, ceux qui comprennent de travers (Amandine n’était pourtant pas si mal), ceux à qui on n’aura même pas à le dire, ceux d’après, ceux qui rencontreront une jeune fille devenue jeune femme qui aura terminé sa métamorphose, celle-ci passant par l’abandon d’une peau, d’une mue, d’une enveloppe qui sentait trop les effluves piquantes de la marée et est devenue sage ondine. Il est intéressant de savoir que ce l’on annonce à l’autre comme étant son identité influence forcément sur ce que l’on est, il est intéressant également de s’interroger sur ce qui se cache derrière un prénom, il est enfin étonnant cet effet miroir de deux amies qui, en agissant de concert, voient naître la dissonance entre elles deux. Il y a donc matière à rêverie et à « plus loin » dans ce Nom secret des choses, et c’est pourtant la part congrue de ce livre qui me laisse quelque peu sur ma faim, dans le doute, dans le doute certain que ses meilleures pages n’ont pas été écrites.

Éditions Fayard – ISBN 9782213712901