L’arbre d’obéissance – Joël Baqué

L'Arbre d'obéissance

« Les plus fous empruntèrent des chemins qui n’existaient pas, certains réussirent même à ne pas s’y perdre tout à fait. » Faut-il être un peu fou soi-même pour faire paraître en 2019 un livre consacré à Saint-Siméon et à la vie de son biographe, Théodoret ? Folle je le suis, aussi, de cette écriture qui m’enchante et m’espère dans le futur littéraire, ce chemin pas à pas parcouru, de phrases en phrases admiré, cet Arbre d’obéissance est, à n’en point douter, une de mes révélations de cette rentrée littéraire. Tout commence par un Appel, reçu par un jeune berger qui jusqu’alors s’intéressait plus à l’œil fuyant de Marya qu’à celui dardant dans le Ciel, mais la nuit révèle un éclat, tout se fige, le cœur se serre, et Dieu est là. Vocation impétueuse que même les coups de bâton du père, les premiers, d’autres suivront comme une ritournelle, ne découragent pas. Joël Baqué a assez de finesse et d’élégance pour immiscer une touche d’humour dans ce premier chapitre qui pourrait nous paraître des plus obscurs, en nos temps obscurs où avoir la foi n’est pas tout à fait totalement à la mode. Coups de bâton, puis visite au premier ermite, sale, repoussant, muet, absent, qui déclenchera non pas la répulsion espérée par le père mais le début d’une obsession, obsession nourrie par la rencontre avec Siméon, pas encore saint mais qui s’y emploie, dans le monastère de si dure lutte pénétré. Ce lien qui n’existe pas, et ne peut exister, entre deux congénères, dont l’un scrutera à la loupe les agissements, écoutera les paroles de l’autre, l’autre déjà sur son propre chemin et déjà détaché de tous, de tout. Admiration, effroi, désir de s’y essayer, condamnation, passion à sens unique attisée par des sentiments violents, parfois contradictoires, parfois hésitants. Du parcours de Théodoret, à part une brève jeunesse (avec laquelle l’auteur prend semble-t-il quelques libertés, ceci est son droit), à part une année passée dans le désert, aux limites de la folie, rien n’est ajouté, à peine qu’il devint évêque, car ici le sujet est Siméon, l’élévation de Siméon, du fond de son puits au sommet de sa colonne. Plus près de toi mon Dieu, mais pour cela…

Seize printemps avaient succédé à quinze hivers et mon corps connaissait de curieuses impatiences quand l’Appel s’inscrivit en moi. En moins de temps qu’il n’en faut à une perdrix pour s’envoler, le monde bascula. C’est ainsi, la vie des hommes n’est pas un cours d’eau, elle coule vers le bas puis sans prévenir se prend à couler vers le haut. Je venais de rentrer le troupeau dans l’étable. Une des bêtes boitillait, j’allais devoir regarder ses sabots, palper ses pattes, peut-être la soigner. La nuit lentement s’affaissait sur les collines ; elle gagnerait Tillina puis emporterait chaque maison car il est dans sa nature de tout prendre, pareille en cela au jour auquel elle s’entrelace pour tisser notre vie et celle du monde. Elle pèserait sur le village comme la terre sur les défunts. Je songeais à Marya, j’aurais aimé que nos corps mettent leur chaleur en commun mais j’ignorais comment pareille chose pourrait advenir. Les chiens, les ânes, les chèvres s’accouplaient sous mes yeux qui très tôt virent la vie telle que créée par Dieu mais l’homme et la femme ne s’accouplent pas, ils se connaissent dans le secret des nuits. Avant cela ils doivent unir leurs regards, les doigts de leurs mains et leurs destins devant le prêtre. Leurs familles doivent aussi s’unir, ce qui n’est jamais chose aisée car chacune pense faire honneur à l’autre en daignant s’allier avec elle et la discussion des dots n’est pas moins longue et tortueuse que celle des traités entre empires. Depuis le dernier printemps je tentais de croiser le regard de Marya lorsqu’elle se rendait au puits mais toujours un parent la rappelait dès que j’approchais d’elle à moins de trente pas.

Il y a c’est entendu la découverte invraisemblable des sévices auxquels un corps peut survivre, auxquels un esprit peut se soumettre pour s’approcher de la pure grâce du pur pénitent, les contraintes corporelles dont la moindre vaudrait de nos jours une place en HP au fidèle considéré suicidaire. Passés les temps où était glorifiée, et exposée, une ascèse publique, passés les temps où le forgeron modelait pour rien, reconnaissant et honoré, l’anneau qui tiendrait à son caillou attachée l’âme en quête. Folie furieuse ou foi dévorante, fascination de toute façon devant un tel choix de non vie, interrogations vont de pair, et en un seul mot tiennent : pourquoi ? Ce récit biographique qui se lit comme un roman, sans blague, est porté par une langue si voltigeuse qu’elle semble elle-même avoir été soufflée par le créateur, et dieu sait pourtant qu’en la matière je crois aux vertus du travail, pour cette fois j’ose croire à la grâce. Poétique mais point trop n’en faut, cohérente et raffinée, venue d’un autre temps mais qui trouve sa place sans faillir dans notre contemporain, l’œuvre de Baqué frôle la perfection. Embarquée dans cette histoire, celle des stylites, goûtant aux délices d’une voix qui chante avec les angelots, chaque mot est délice, volupté, ravissement. Et que dire encore de ce lien si trouble qu’il brouille à peine l’entre les lignes, entre le biographe et le biographé, est-ce péché d’orgueil de se savoir admiré, adulé, est-ce péché contre Lui que de ne pas consacrer sa vie à ce quoi il nous avait destiné, de tout miser dans cette vie-ci pour essayer de gagner la prochaine, paradis joli, donne-moi la clef. Est-ce péché encore de vouloir reproduire, et puis d’y renoncer, et contre Celui à qui on ne s’est pas assez consacré, contre soi à qui on n’impose une place qui n’est pas la bonne, contre l’imité qui s’en trouve, à nouveau, glorifié. De ces histoires d’hommes finalement dont on se demande où se situe la rivalité. En un mot comme en cent, ce roman semblait bien casse-gueule, et pourtant Joël Baqué atteint les hautes cimes sans l’ombre de ce qui ressemble à un effort, une virtuosité que je vais aller chercher dans ses précédents opus, pour le parcourir, son chemin, à l’envers.

Après avoir ôté une épine du pied de la chèvre boiteuse, je m’apprêtai à confier le troupeau au repos lorsque l’univers sombra dans le silence avec la même soudaineté qu’un enfant tombe dans un puits ou un vieillard dans la mort, sans terminer sa phrase. Épais, hostile, ce silence peupla instantanément la nuit de créatures sans nom. Choumaf se coucha en gémissant, posa sa tête entre ses pattes et se tut. Ce n’était donc pas un loup ou un chacal qui rôdait là, autour de l’étable. Les bêtes ne bougeaient pas, le bélier lui-même regardait droit devant lui, pétrifié telle une de ces idoles de bois qu’adorent les païens. Mon sang durcit dans ma poitrine, il se figea comme certains hivers l’eau du puits et comme celle, avais-je entendu de la bouche d’étrangers de passage, des lacs en montagne, au point que ceux-ci pouvaient être passés à pied si l’on n’était pas trop chargé. Il s’agissait bien évidemment de fables car la glace supporte à peine son propre poids, croyais-je alors, pareille en cela à l’homme à la fin de sa vie, puis-je affirmer aujourd’hui. Jamais je n’avais vu ni les bêtes ni Choumaf aussi immobiles et moi-même ne bougeais pas davantage qu’une cruche posée au sol. Le bruit de mon cœur sembla emplir tout l’espace, son battement lourd chassant les pensées qui auraient pu se former derrière mes yeux, fixés sur l’entrée noyée de la nuit. La pensée me vint qu’il s’agissait là du début de la fin du monde.

Éditions P.O.L. – ISBN 9782818048160