Encre sympathique – Patrick Modiano

Encre sympathique

Le double littéraire de Patrick Modiano ouvre un nouveau « dossier », fort mince et très ancien, et pour les amoureux de l’auteur, dont je fais partie, le rendez-vous ne se manque pas. Jeune, quelques mois passés dans une agence de détective, et en « souvenir » une pochette bleue ciel qui ne contient rien d’autre qu’une fiche de renseignements tronquée, une photo floue sur laquelle se discerne à peine la couleur des cheveux, et quelques souvenirs, maigres souvenirs qui côtoient les trous de mémoire que l’auteur avoue sans détours, lui qui ne veut pas forcer les réminiscences mais pense qu’il est « préférable de laisser courir ma plume », « en évitant le plus possible les ratures ». Quant à l’histoire vous la connaissez, ou vous la soupçonnez, retrouver au-delà des années passées la trace de Noëlle Lefebvre, serait-ce un pseudo, un beau jour disparue à Paris. Hasard et coïncidences, bien entendu sont de mises, à la vie du narrateur se rattache l’absente, mais est-ce là le propos. Plus profond que cette nostalgie pour ce que nous n’avons pas connu, ceux que nous n’avons pas rencontrés, magie des écrits de Modiano, se révèle entre les lignes, à ma lecture toute personnelle, une tristesse, peut-être aussi le besoin de savoir que l’on est sur la bonne route, que cela n’est pas vain, pour preuve ces étranges phases qui commencent par un oui, comme un besoin de se rassurer. Un simple oui, qui pourrait vibrer d’une hésitation, un oui qui ne s’adresse à personne d’autre que soi, les yeux dans le vague, un oui qui échappe, s’échappe, modeste besoin.

Il y a des blancs dans cette vie, des blancs que l’on devine si l’on ouvre le « dossier » : une simple fiche dans une chemise à la couleur bleu ciel qui a pâli avec le temps. Presque blanc, lui aussi, cet ancien bleu ciel. Et le mot « dossier » est écrit au milieu de la chemise. À l’encre noire.

C’est le seul vestige qui me reste de l’agence de Hutte, la seule trace de mon passage dans ces trois pièces d’un ancien appartement dont les fenêtres donnaient sur une cour. Je n’avais guère plus de vingt ans. Le bureau de Hutte occupait la pièce du fond, avec l’armoire aux archives. Pourquoi ce « dossier » plutôt qu’un autre ? À cause des blancs, sans doute. Et puis il ne se trouvait pas dans l’armoire aux archives, mais il demeurait là, abandonné sur le bureau de Hutte. Une « affaire » comme il disait, qui n’avait pas encore été résolue – le serait-elle jamais ? -, la première dont il m’avait parlé le soir où il m’avait engagé « à l’essai », selon son expression. Et quelques mois plus tard, un autre soir à la même heure, quand j’avais renoncé à ce travail et quitté définitivement l’agence, j’avais glissé dans ma serviette, à l’insu de Hutte et après lui avoir fait mes adieux, la fiche dans sa chemise bleu ciel qui traînait sur son bureau. En souvenir.

De celui qui dit qu’il ne renonce pas, finalement, à le prendre ce métro, pour tenter une ultime vérification, suivre une énième piste dans la forêt, car il préfèrera toujours les regrets aux remords, de celui qui se décrit comme un « témoin » et qui de fait dans ce roman devient un « révélateur », à lui-même, aussi, de celui qui s’interroge sur les réponses à apporter aux mille questions, mais qui dans le même temps doute de sa démarche car se pourrait-il qu’une fois toutes les réponses en main la vie se referme sur soi « comme un piège », ne vaudrait-il mieux pas conserver quelques « terrains vagues où l’on puisse s’échapper », de celui qui au fil des livres en arrive à explorer des dossiers de plus en plus minces, qui évoque Internet (qui n’est pas de grand secours), et mentionne un téléphone, celui qui comme un écho a régulièrement résonné dans ses précédents romans, laissant à peine filtrer une voix inconnue derrière les parasites, téléphone qui dans cette Encre sympathique ne sonne pas, de celui, enfin, qui avoue que pour lui la chronologie est impossible tant le passé et le présent se confondent « dans une sorte de transparence », tant – surtout – la jeunesse apparaît « dans un présent éternel » pour lui « détaché de tout », de celui-là je me demande s’il hésite pas, soit à couper court à son obsession, soit à continuer, continuer encore, car que deviendra l’écrivain, que deviendra l’homme, quand tous les vieux dossiers auront été classés.

Oui, la première mission que m’avait confiée Hutte était en rapport avec cette fiche. Je devais demander à la concierge d’un immeuble du 15earrondissement si elle n’avait pas de nouvelles d’une certaine Noëlle Lefebvre, une personne qui posait à Hutte un double problème : non seulement elle avait disparu d’un jour à l’autre, mais on n’était même pas sûr de sa véritable identité. Après la loge de la concierge, Hutte m’avait chargé de passer dans un bureau des PTT muni d’une carte qu’il m’avait donnée. Sur celle-ci figurait le nom de Noëlle Lefebvre, son adresse et sa photo, et elle servait à retirer du courrier au guichet de la poste restante. La dénommée Noëlle Lefebvre l’avait oubliée à son domicile. Et puis, je devais me rendre dans un café pour savoir si on y avait vu Noëlle Lefebvre ces temps derniers, m’asseoir à une table et y demeurer jusqu’à la fin de l’après-midi au cas où Noëlle Lefebvre ferait son apparition. Tout cela dans le même quartier et la même journée.

Pour la première fois, en fait, à la lecture d’un Modiano je m’interroge sur le droit à l’oubli, est-elle véritablement sympathique cette encre qui finit, au fil du temps ou immédiatement, pour peu que l’on dispose du bon révélateur, par laisser apparaître ce qui avait été écrit mais été volontairement dissimulé aux regards, pour la première fois je me mets non pas dans la peau de la lectrice, non pas dans la peau du narrateur, mais dans celle de Noëlle Lefebvre qui avait ce choix, avait fait son choix, de disparaître. Quelle valeur pour elle que des décennies après un fugace non-événement, la décision de quitter Paris, un homme continue de poursuivre sa quête, à la recherche peut-être d’une explication qu’elle a eu tout loisir (et volonté) d’oublier. Qu’il est mince ce nouveau roman, le narrateur semble lui-même en compter les pages, et qu’il paraît pourtant contenir ce que je n’avais jamais vu chez Modiano, je suis une fidèle mais pas une spécialiste, une remise en question, un agacement parfois devant le manque de fiabilité de certains témoins (qui pourtant partagent cette réalité, leur réalité), peut-être une peur aussi, celle de la fin de l’obsession, qui s’arrêtera faute de matière à triturer, ou faute de nécessité.

Éditions Gallimard – ISBN 9782072753800

À paraître le 3 octobre 2019