Chroniques d’une station-service – Alexandre Labruffe

G02542.jpg

Dans ma prime jeunesse, j’ai connu l’expérience (exaltante ?) de travailler quelques mois dans une station-service du périphérique nantais, souvenir cuisant (émouvant?) s’il en est, particulièrement ce dimanche matin où, levant innocemment la tête de mon journal que j’avais eu tout loisir de lire d’une traite (étrangement, faire son plein sur ce créneau si particulier n’est pas si courant), j’ai vu se diriger vers ma modeste cahute abritant de quoi se sustenter, grassement, quelques estomacs de passage et au passage affamés, un groupe d’une cinquantaine de Japonais. Bref. J’ai survécu, et peut-être uniquement pour avoir le plaisir de découvrir une quinzaine d’années plus tard le premier roman d’un collègue, que dis-je, d’un confrère, Alexandre Labruffe. Souvenons-nous de La Solitude du coureur de fond, ne nions pas celle du pompiste qui sans relâche, tel un shadok, ménage ses méninges et s’offre dans ses longues heures d’invisibilité la chance (si, si) d’observer son petit, tout petit monde à la loupe. Regardant pour la énième fois Mad Max, dont il s’efforce de tirer tout le suc existentialiste, notre anonyme garde un œil sur la maison abandonnée qui borde sa station (spatiale), un autre sur son portable, unique lien avec le monde, s’il existe encore, un troisième sur les clients de passage, au classique tragique involontaire, et en tête toutes les mini-aventures qui ponctuent sa petite, toute petite vie. Ah, faire l’aumône à un SDF en pleine nuit, et lui offrir de bon cœur, et par mégarde, sa clef USB en lieu et place d’une piécette, se souvenir dans l’effroi mais sans un frisson visible de ce qui y était stocké, fantasmer sur une belle Asiatique (décidément) (coïncidence, je ne crois pas), oser l’aborder et rêver sa relation (sulfureuse) au lieu de la vivre (moins glam’), mais bon dieu que cet homme est drôle (mais tout en subtilité, hein, comme diraient quelques tarologues, ce message ne parlera pas à tout le monde).

1

Dans le brouillard, comme un phare, à peine visible : le mot HORIZON bleu déglingué du hangar qui clignote devant moi.

2

C’est la nuit. Un client ivre, au comptoir, titube, éructe :

– Où on va, merde ? Où sont les poètes, putain ?

Que répondre ? Que dire ? Il a raison. Où sont passés les poètes ? Deux clients qui cherchent leur bonheur au rayon FRAÎCHEUR lui jettent un coup d’œil suspicieux. L’homme hurle :

– Barbara ! Reviens ! Au secours !

Alors qu’ils étaient en train de saisir un sandwich au poulet, les deux autres clients se figent. L’homme ivre me paie son plein et sa bière, en marmonnant je ne sais quoi.

Je l’observe partir. Via les écrans de vidéosurveillance : sa démarche de flamant rose claudicant. Chuintement des portes automatiques. Il zigzague jusqu’à sa voiture, qui se trouve à la pompe N°5.

Le chiffre 5, en Chine, c’est le chiffre du Wu, du rien, du vide. À l’origine et à la fin de toute chose. C’est le chiffre du non-agir, du non-être, du pompiste.

3

Il démarre et part en trombe. Sa Land Rover disparaît dans la nuit américaine qui enveloppe la banlieue de Paris.

En 189 notes et 9 lettres (un message ? l’espoir d’une suite ? un clin d’œil ? un hasard ? – j’aurais dû compter les bis) Alexandre Labruffe décortique une vie sans éclats d’un introverti qui n’en pense pas moins, entrée fracassante dans un style que l’on sent (sait) retravaillé, ciselé à bloc, au plus juste et au plus près des fulgurances et phrases attrapées au vol qui nous assaillent chaque jour, miroir des micro évènements qui parsèment nos quotidiens sans surprise. Notre homme, plutôt sympathique dans son érudition et pour son côté pataud, nous invite à siéger à sa place, à jouir de son regard acéré (ou pas, d’ailleurs, tout pompiste que l’on soit on en subit tout autant quelques coups) (de pompe, mais vous aviez compris) et des circonvolutions de sa pensée fantaisiste. Il y a dans le ton et dans la tonalité, dans ce registre si spécifique de la psyché d’un pompiste (qui n’en demeure pas moins un être humain en dehors de ses heures de service, enfin, qui s’y essaye), une approche qui a pour elle d’affleurer au quasi naturalisme, avec cette touche (pop) gentiment délirante (la scène du vernissage est vraiment excellente, les langoustes en parlent encore) qui colore l’ensemble d’une note sucrée (mais pas écœurante, je resigne derechef pour deux ou trois tomes supplémentaires). Amis curieux, allons même jusqu’à dire amis curieux qui jamais ne vous êtes demandé ce qu’il se passe dans la tête du mec qui vous encaisse ou dans une station-service (ça doit marcher pour les supermarchés et autres lieux de consommation que l’on parcourt sans y penser) passé le crépuscule, amis curieux qui aimez rire et philosopher au comptoir des petits troquets, aller à la rencontre des inconnus, à la découverte des petits riens, sourire de l’art de mettre en exergue nos habituelles et si communes mini maladresses, petits mensonges et autres minuscules agacements, qui n’avez pas peur, ni de la joie des incongruités ni des références pointues, qui savez que l’on oscille volontiers en une seconde et demi de la plus inquiétante prise de conscience écologique à une banale réflexion sur le temps qu’il fait, amis curieux, enfin, ce premier roman est une jolie découverte. Ne vous laissez pas décontenancer par les premières pages ou par ce sentiment stérile que  cela ne casse pas trois pattes à un canard, c’est une délicatesse qui se déguste sur la longueur (trop courte), mais, vraiment, on s’y marre (pardon).

4

Je fume une cigarette dehors. Sans client. Libéré. Léger. Enfin désœuvré. Il est minuit. J’aperçois, malgré tout, dans la brume, la forme d’un 35 tonnes. Un camion garé sur le parking poids lourd, au fond de la station-service.

Brusquement : un meuglement. C’est une vache. Une vache meugle dans la nuit. Puissance étrange et poétique de ce meuglement dans la ouate. Je m’immobilise. À l’affût. Des volutes de nuages bas se déplacent lentement, se posent sur le toit de la station. Un autre troupeau de moutons de brume caresse la pompe N°3, recouvre les halos des lumières, des réverbères, engloutit le tout.

La station n’est plus qu’un souvenir, enfoui dans le brouillard.

Passé quelques minutes, deux vaches meuglent à nouveau. Cela provient du 35 tonnes qui les convoie. Le bruit des voitures filant à toute allure sur le périphérique : étouffé. Un souffle. La fumée de ma cigarette, à mes lèvres, suspendue. Nouveau meuglement. Je me dis que c’est déchirant une vache qui meugle dans la nuit, que c’est comme une bouteille à la mer. J’ai presque envie de pleurer. Je souris. J’exhale un nuage de fumée. Je suis trop sentimental.

5

Aujourd’hui, c’est un jour comme un autre. Il est 17 heures. Je ne fais rien de particulier. Sur le téléviseur installé derrière le comptoir, j’ai mis Mad Max, la version de 1979, que je regarde en boucle depuis ma prise de fonction, essayant d’en extraire la quintessence, ses enseignements métaphysiques, philosophiques, religieux.

Un client boit un café, absorbé lui aussi par le film. Le soleil se couche. Un rayon lèche l’écran. Une Renault Espace se gare devant la pompe N°2. Je suis disposé de telle façon que je peux regarder et la télé et l’entrée, les gens qui débarquent.

Musique Max Decides On Vengeance.

Une famille sort de l’Espace. Deux enfants, un couple. Ils semblent heureux, rentrent dans la station. La femme achète une bouteille de Coca Zéro tandis que le père accompagne les enfants aux toilettes. Elle dicte, en chuchotant, quelque chose à son téléphone. Envoie ce qu’elle vient de chuchoter. Range son portable à la hâte. Le père et un des enfants reviennent. Elle paie. L’autre enfant surgit en courant. Ils s’en vont.

À la télé, Mad Max : « I’m gonna blow him away ! »

Je me dis que la Renault Espace, c’est une certaine idée érodée de la famille.

Une voiture utilitaire se range devant la pompe N°1. Un homme obèse en sort, au téléphone, il entre, prend une canette de Coca Zéro, vient me payer et repart, toujours sur son portable. M’a-t-il seulement vu ?

Rares sont les clients qui me voient ou me parlent. Je suis transparent pour la plupart des gens. Certains se demandent sans doute pourquoi j’existe encore, pourquoi je n’ai pas été remplacé par un automate. Des fois, je me le demande aussi.

Max : « Theys say people don’t believe in heroes anymore. »

Éditions Verticales – ISBN 9782072828379