Mon rituel de septembre, ma Bleue un peu racoleuse. Admettons qu’ici le sujet était bien casse-gueule, plongée dans notre traumatisme collectif – attentats du Bataclan – par l’œil d’une jeune femme, Adèle, qui s’autoproclame petite amie de l’un des assassinés. Et tout le monde d’y croire, plus ou moins, mais de laisser faire, car la tête en berne, ou l’image trop belle. Aucun suspens pour le lecteur, tout commence par une sentence, coupable. Puis vient le démontage en règle des motivations, ou serait-ce l’occasion qui fait la laronne, ou serait-ce la plaie de la solitude qui se referme autour des miettes d’attention (médiatique), ou serait-ce les vies que l’on s’invente car on ne sait rien faire d’autre, ou qu’on s’ennuie, ou qu’on ne se sent pas exister, ou serait-ce Marianne Adèle qui oscille entre ses deux prénoms, ses deux réalités, sa frustration et sa colère, son empathie ou sa dureté. Longtemps que je l’attendais, et comme souvent j’attends en sachant que je n’aurai pas ce que j’espère, quelques heures de distraction, jamais vraiment la clef, tout au plus le message, « l’histoire » à défaut du style, soit, c’est écrit et je lis. Il en faudrait du talent pour décrire une folie, et les bons mots pour parler de celle qui n’en a pas, pas tant, cloîtrée qui renaît sous le feu des projecteurs. S’il n’y a pas de (bon) génie, et que je colmate les trous, je ne pensais pourtant pas que ceux-ci allaient se remplir d’une infinie tristesse, non pas pour l’anti-héroïne qui peine à dépasser le pas de ma page – bien que la construction futée qui la fait voir par les yeux des autres n’est en soi pas inintéressante (double négation), peine néanmoins à lui donner corps et vie – mais par ces larmes et pour ceux qui, partis danser, partis chanter, ne sont pas revenus. Écho avec notre propre drame nantais de cet été, une évidence. Parenthèse, la réalité s’impose parfois.
Elle voudrait lever la tête mais elle n’y arrive pas. Sa tête toujours trop lourde quand il s’agit de regarder au-dehors et non en dedans. Elle entend derrière elle des bruissements de voix qu’elle distingue à peine, elle reconnaît quelques intonations, des tremblements qu’elle réussissait à apaiser il y a peu de temps et si longtemps déjà, des pas qu’elle devine, des regards qui lui font mal au dos, au cou, lourds de reproches, elle tente de se concentrer mais la voix forte et distincte du juge la dérange, il lui pose des questions qui contiennent les réponses, il emploi des mots qu’elle ne comprend pas, cupidité, perversité, duplicité, tétété, comme une machine à écrire mécanique, déréglée. Et au fond de son ventre il y a ce mot que tous attendent et qu’elle ne parvient pas à faire remonter, il est coincé entre l’estomac et le plexus, elle essaie d’inspirer profondément pour créer un courant vers le haut, la cage thoracique, la gorge, qu’il parvienne jusqu’à sa bouche, qu’il sorte enfin. On vient de lui poser une nouvelle question, la dernière. C’est le silence soudain, temps suspendu, tous les regards sont tournés vers elle, ils n’attendront pas longtemps, alors elle se concentre, elle s’y est préparée à ce moment mais elle ne savait pas que ce serait si difficile, elle fait un ultime effort et elle finit par le cracher ce mot, nécessaire mais qui la dégoûte, ce mot qui ne dit rien de ce qu’elle a vécu ces derniers mois, elle finit par le dire, dans un souffle qui lui semble un cri, « pardon », elle le répète plusieurs fois, pardon, pardon, pardon, maintenant qu’il est sorti il l’envahit tout entière, il ne cesse de se déverser, de plus en plus fort, les larmes viennent avec, elle pleure pour la première fois, elle pleure comme elle ne pensait jamais pleurer, son visage inondé, son corps qui se relâche, qui s’abandonne. Derrière elle, les respirations reprennent. La sentence peut tomber. Douze mois, dont six avec sursis.
Une fille sans histoire est donc de ces livres qui ne bouleverseront pas la littérature (mais bouleversent la lectrice, pour d’autres raisons, soit) mais qui ont tout de même assez de poids pour au moins suggérer la réflexion post-lecture. Notre deuil est encore bien récent, encore chaud, encore à vif, mais assez lointain pour que l’on puisse le regarder sans se brûler les yeux (ni se voiler la face). À travers l’histoire d’Adèle se pose bien sûr la question de la porte dans laquelle elle s’est engouffrée, cet appel d’air médiatique qui l’a propulsée sur le devant d’une scène sur laquelle elle n’aurait pas dû poser le moindre orteil, et bien que tout cela soit dans le « décor de loin » du livre, rapidement évoqué puisque la parole est – comme je le précisais plus haut – surtout donnée à ceux qu’elle a côtoyés (le je n’existe pas dans ce jeu de miroirs) – cela compte et pèse dans la description d’une époque, notre époque, du traitement de l’information, du buzz, du trop vite je ne vérifie pas mes sources je balance je balance je balance. Puis l’après drame résonne de la panique ambiante, et des hommages interminables et répétés et (trop ?) nombreux jusqu’à ce que la vie, encore elle, s’impose à nous, puis des tracasseries administratives (la France est un pays d’administrations ohlala) et de l’indemnisation des victimes. Bon. Tout ça nous l’avons vécu, je le revis ici, en ça Une fille sans histoire était courageux, et plutôt conscient, et – rien à voir vous me direz mais j’y viens – quand de cette rentrée je m’étonne sur les tables des librairies de trouver un Jonathan Coe, qui parle du Brexit, qui côtoie des écrivains Turcs, écrivant en prison, soulagée en quelque sorte de trouver matière politique, dépitée de ne pas trouver d’équivalents dans la littérature française (le Vincent Message sans doute, pas encore lu, mais angle très précis) – je me dis que oui (j’y suis) cette Fille sans histoire a une portée politique contemporaine appréciable (à dire sans reprendre son souffle), même si le propos est noyé par la description psychologique d’une jeune femme qui a visiblement une faille (bon, c’est là que je suis déçue, mais ça je le savais). Bref. Peut-on parler de notre passé récent avec justesse et un minimum d’intelligence et de distance salutaire, histoire peut-être de ne pas la reproduire (l’histoire) ? Il n’y a pas de jugement ici, des pistes de réflexion, c’est déjà énorme. Un « cas ». Ni pratique, ni théorique. Mais à gratter entre les lignes il en ressort toujours quelque chose. Je n’aurai pas de réponse à mes pourquoi mais je m’interroge sur le comment, hey dis, ce n’est déjà pas si mal.
Elle n’aimait rien tant que sentir cette banalité de la vie quotidienne, faite de rites et de rythmes, une normalité dont elle avait tant rêvé et dont la possibilité même lui semblait lui avoir échappé depuis qu’elle avait perdu son dernier emploi. Elle n’avait osé le dire à personne. Elle ne fréquentait pas grand monde de tout façon, elle était si seule, depuis si longtemps. Donc, à l’heure où, avant, elle embauchait, à 18 heures tous les jours sauf le dimanche et le lundi, elle restait chez elle à regarder des fenêtres fermées, s’allumant les unes après les autres, la sienne seule ouverte et sombre.
Ce soir-là, cela faisait au moins trois heures qu’Adèle était assise à sa fenêtre. Elle s’était presque assoupie, la tête heurtant régulièrement l’ouvrant, la réveillant aussitôt que les rêveries prenaient le pas sur ce qu’elle voyait de la vie des autres. C’est dans cet état de semi-conscience, son esprit perdu quelque part entre les songes qui l’habitaient et la réalité qui la nourrissait, que lui parvinrent les premiers bruits, des hurlements de sirènes qui portaient en elles l’urgence, le drame et l’effroi.
Éditions Stock – ISBN 9782234088221