Petit frère – Alexandre Seurat

Petit frère.jpg

La mort. Le soulagement ne vient pas avec elle, avec elle les questions continuent, le rembobinage pour savoir où, où a commencé le mal-être, où le narrateur aurait pu intervenir pour briser la spirale qui a fini par étouffer son frère, où nait le désespoir. Au-delà des pourquoi, la réponse tombe comme un couperet, il n’était pas malade, refus de partager le point de vue des parents, impossibilité même de se mettre à leur place, d’accepter qu’eux aussi ont perdu de leur chair. Le silence, mes amis, dans cette famille est de mise. Les mots qui ne sortent pas, pas les bons, pas à propos, les mots qui s’écrivent dans les petits carnets du petit frère, mots qui frappent au-delà de sa mort, à vous les vivants je ne dirai que… qu’il ne me fut pas facile de vivre, que de vivre je n’ai éprouvé aucun plaisir, que toujours de côté, à côté, j’ai été, que dans les paradis artificiels j’ai cru trouver ma seule étoile, mon seul plaisir, le grand oubli. M’oublier, sans que vous, vous ne parveniez à en faire de même. Car le petit frère, l’absent, l’éternel injoignable, est celui qui prend toute la place, celui qui culpabilise et celui qui déconcerte, celui dont on a vaguement honte, parfois, et celui qui nous manque, toujours. Né pour remplacer un autre, né à une place qui n’était pas la sienne, né inéluctablement pour mourir. Et il meurt, à la première page il est déjà mort, et il n’en finit pas de mourir tout au long du roman, se glissant, beau, flou, éthéré, dans les déjà souvenirs, dans les déjà manquements. Et le grand, impuissant, qui s’échine à reconstituer un impossible puzzle, toujours la pièce manquante, toujours la pièce traîtresse. Pas une plainte, pas un blâme, pas l’échappée – il n’en est pas encore là.

La porte s’ouvre : l’odeur de renfermé n’a pas changé, des relents de tabac froid, et cette atmosphère lourde. Des vêtements sur un meuble, blouson, vestes entassées. Dans la lumière parcimonieuse du couloir étroit, je me faufile avec l’amie de mon frère. Tout est resté comme s’il venait de rester : toiles adossées au mur, revues, les vêtements à la patère. Je vois le matelas au sol, les draps encore plissés, comme s’ils avaient conservé l’empreinte de son corps.

C’est là qu’ils l’ont retrouvé. Elle avait appelé mon père dans la panique – parce que personne n’ouvrait la porte, mais qu’elle savait qu’il était là, derrière, et elle n’avait pas la clé. Alors mon père était venu, pendant qu’elle restait en bas, et c’est lui qui l’avait découvert, allongé sur le matelas. Il avait prévenu la police, puis ils étaient revenus ensemble. Elle me dit le mouvement qu’elle a eu vers mon frère, étendu là, le mouvement de le protéger encore, de l’entourer – mais même ça n’était plus possible. Les policiers lui disent, Vous ne pouvez pas rester, mademoiselle, ils la ramènent en arrière, la font sortir.

Elle dit, Mon bracelet, en se penchant près de la table basse, où se trouvent des objets dispersés. Elle pensait l’avoir perdu. Mes boucles d’oreilles. Elle fixe les bijoux dans sa main ouverte. Il les avait donc emportés, le dernier soir, comme une espèce de gage. Elle regarde autour, comme si tout lui échappait, elle cherche d’autres traces.

Récit des solitudes de ceux qui sont nés côte à côte mais qui ne se voient ni ne partagent le même horizon, récit de l’impossible communion de deux frères de sang qui n’en ont pas le goût, récit des frontières impossibles à franchir, que l’on soit encore vivant ou déjà mort, deux mondes et aucune, absolument aucune passerelle. Petit frère, récit beau et récit grave, une voix que je découvre et qui immédiatement m’imprègne, cette façon de mêler aux petites choses les petits mots, la litanie des T’inquiète qui tournent en boucle jusqu’à la nausée, car ils ne calment ni le ventre qui se tord ni l’angoisse qui étreint. Joliesse de ce narrateur quasiment invisible, qui se dédie et s’oublie dans un petit frère tellement trop grand pour lui qu’il n’en discerne pas les limites, que l’incompréhension lui coupe la chique et que la chique lui coûte une invraisemblable dette que personne ne voudra honorer à sa place, ni son père, ni sa mère, eux les détachés, eux qui ont abandonné. Je retrouve, et ce n’est pas un hasard, dans ce livre la même sensibilité que dans Encore vivant, paru chez le même éditeur (la même éditrice !) l’année précédente. Un naturalisme doux amer et cru, une urgence de vivre qui s’auto-combustionne, la question évidemment des inadaptés, des gamins de la marge, des rejetés, des écorchés-vifs. Plongée en eaux profondes, manque d’air, de lumière.

À cette époque, il avait abandonné toute idée de théâtre. Il peignait. Le jour où il me l’a annoncé, nous étions dans le bar de sa rue où il allait souvent. Il avait trouvé sa voie, a-t-il dit. Mais son regard était engourdi et il ne répondait pas grand-chose à mes questions. Il répétait, Maintenant c’est bon t’inquiète, souriant dans un espace qui n’était ni à lui ni à un autre, un espace pour personne. Je me suis mis à la peinture, repoussant toute question balayant l’air, souriant. Une clarté bleu pâle pénétrait par les fenêtres étroites et sales. Qu’est-ce qu’il avait pris ? Puis il s’est levé, a parlé un moment avec les types juchés sur de hauts tabourets devant le comptoir, qui regardaient l’écran. Il a disparu dans le fond de la salle, un long moment. Plus tard, j’ai attrapé le mot taz, mais je n’ai pas compris tout de suite qu’il s’agissait d’ecstasy. Peut-être que c’est ce jour-là qu’il m’a donné la toile que j’ai toujours chez moi : volutes ocres et rouges autour d’un disque jaune lumineux, couleurs enchevêtrées, comme pour tenter de dessiner une voie entre les corps trop denses qui l’encerclaient.

Quand je l’appelais et qu’il ne rappelait pas, il me semblait qu’il n’y avait, autour de moi, plus que du vide : je ne savais pas où m’asseoir, j’avais peur qu’il lui soit arrivé quelque chose sans que je puisse me représenter quoi. À ce que je lui disais, il répondait toujours, T’inquiète. À ma colère et à ma peur résistaient son silence, son sourire, le sentiment de mon impuissance totale. Tout ce que j’essayais de dire s’étranglait en moi. Les coutures du monde craquaient les unes après les autres. On me disait à cette époque que j’étais bien gentil, patient, vraiment gentil, est-ce que j’avais toujours été aussi patient, gentil ? C’était une porte qu’il fallait prendre, et en même temps ne pas la prendre.

C’est un roman remarquable dans le sens où il ne sert strictement à rien, à rien d’autre que de se prendre une grosse bouffée d’émotion, de partager par l’empathie la peine de l’incompris. Pas de solution, pas d’acceptation, pas même une explication. On en sort le cœur grave mais le cœur gonflé, des regrets, des peines et de l’amour. Ce petit frère que l’on n’a pas eu, on le partage quelques heures, et on assiste dans le même mutisme à ce qui semble tellement incontournable tellement catastrophique. Roman de la temporalité car s’il y a déroulé il y a aussi le temps qui s’est arrêté sur une ultime pensée, tout cela va très mal finir, et tout cela étant déjà terminé continue pourtant de se dérouler. La phase juste d’après, où le comment remplace le pourquoi, et où les pourquoi culpabilisateurs reviennent alors en force, en nombre, sans espoir d’une réponse. Pourquoi ? Parce que… la pire et la plus belle des conclusions.

Éditions Du Rouergue – ISBN 9782812618376