Pas un mot, un regard. Celui de la femme derrière la vitre qui depuis un an que l’époux est mort regarde et ne voit rien, que le camelot qui revient et qui lui fait penser, déjà, un an. Une femme derrière la vitre qui ressasse les mots qui n’ont pas été dits, les mots qu’elle n’a pas trouvés quand son fils, son petit, est redescendu de la colonie. Elle est la femme de l’Allemand, la veuve de l’Allemand, la première à prendre place dans ce sombre théâtre, petite ville et huis-clos étouffant, où plane le malheur, où plombent les malheurs. Une lecture qui fait suite, pour ceux qui s’en souviennent, au premier roman d’Olivier Pitteloud, en 2016 paraissait Dans l’ombre de l’absente. Très vite le second chapitre, et le second point de vue. Annoncé Le Fils de l’Allemand est aux manettes bien trop rapides d’un bolide qui se joue du verglas. Il s’en fout nous est-il dit, eh bien tant pis si ça lâche, insiste-t-on. Lui aussi derrière une vitre, comme sa mère au début, et les souvenirs également qui reviennent, et le silence surtout sur lequel il revient. Son père ne disait rien, sa mère ne disait rien non plus, avaient-ils jamais eu quelque chose à se dire, auraient-ils eu quelque chose à lui dire ? L’aiguille vibre dans le rouge, rouge de colère qui oscille autour des 130. Le moteur hurle sa douleur, le Fils de l’Allemand serre les dents pour ne pas laisser échapper la sienne, et pourtant tout lui revient, les ombres et les regards détournés, le dégoût qu’il soupçonne, qui l’entache encore, autant que ce que la colonie a fait de lui, et que nous commençons à soupçonner même si rien, rien n’est dit.
Elle fixe un point, là-bas, au-delà de la vitre où elle se tient debout, depuis longtemps, depuis toujours, a-t-elle l’impression. La vitre est sale, et puis le jour commence à tomber, alors elle ne voit pas bien le point là-bas, au bout du chemin, qui grossit peu à peu et n’est bientôt plus un point parce qu’il s’étire vers le haut et vers le bas, une ombre sur l’ombre qui descend, une ombre longiligne, et ça s’approche doucement, ça marche lourdement, comme si un poids pesait sur les épaules, parce qu’elle a vu que c’est un homme qui marche là-bas, qui monte le long du chemin, avec son large chapeau sur la tête, et le bâton dans la main, et sur le dos un gros sac à la panse bien remplie, qu’elle ne voit pas encore parce qu’il est sur le dos, et l’homme est de face, mais elle l’a reconnu, elle pense : le camelot, et un peu après : déjà !
Elle n’a pas vu le temps passer depuis l’année dernière, depuis que l’époux est mort, elle a l’impression de n’avoir pas quitté la fenêtre, d’avoir regardé à travers la vitre salie par les intempéries, salie depuis longtemps et jamais vraiment lavée parce que ça n’en valait pas la peine, alors on frottait avec la manche pour voir dehors, et on voyait un peu mais comme trouble, et depuis que l’époux est mort, elle n’a plus frotté, elle a laissé le silence s’installer, se réinstaller parce qu’il avait été coupé par les coups bruyants de l’agonie, mais il avait commencé bien avant, quand les mots n’avaient plus été dits parce que, là-haut, à la colonie, il s’était passé ce qui n’aurait pas dû se passer, et elle n’a rien pu y faire, et l’époux non plus, alors il est allé voir le président d’alors, et le président a cédé mais depuis le silence s’est installé, qui était déjà là avant mais ils avaient mis ça sur le compte de la langue que lui ne possédait pas tout à fait parce que lui n’était pas d’ici, et il ne le serait jamais vraiment, même s’il y mourrait un jour.
Courts chapitres, longues phrases, s’enroulent les souvenirs des uns et puis des autres, tous les acteurs touchés par le drame, par le loup qui dévore l’enfant de l’Étranger, l’enfant envoyé dans une colonie faite pour les riches, lui qui ne l’est pas, et le jugement qui semble résonner : toi, tu es d’en bas. Toi, tu es comme ton père, tu n’as pas les mots, pas les bons mots, alors je peux te dévorer sans craindre la plainte, sans crainte de la punition. Mais pourtant, là encore, le regard plus douloureux, plus chargé de sens que la moindre des paroles, la surprise est de mise, l’embêtement plus grand encore, et déjà les mots qui coincent dans la gorge, comment dire l’indicible, comment consoler l’inconsolable, comment mettre en mots ce qui tourne déjà non plus à l’histoire d’hommes mais à l’histoire de statuts. Pot de fer et pot de terre, vieille comme le monde la ritournelle. L’un croit que tout lui appartient, l’autre pense qu’il ne peut rien refuser, car il est petit, bien trop petit.
Il a neigé, puis il a plu dessus. Et il a refait froid. Et ça a givré. Il le sait mais il s’en fout. Il sait que la route est verglacée. Il appuie à fond sur l’accélérateur, le moteur feule, les quatre roues motrices patinent sur l’asphalte brillant. Ses yeux luisent aussi. Il connaît la route. Il la connaît trop bien. Il freine au dernier moment, la voiture glisse, se déporte sur le côté, vers la glissière de sécurité, il braque, puis contre-braque, et appuie à nouveau à fond, la carlingue se rétablit de justesse, sans avoir touché la glissière. Sur sa nuque, des gouttes de transpiration. La voiture traverse la nuit et la forêt en hurlant, et pendant longtemps on entend encore les pneus qui crissent et qui patinent. Quand il l’a achetée, il a demandé à Yann d’installer un compresseur. Yann a résisté d’abord, parce qu’on n’a pas le droit, l’amende est salée si on se fait choper, mais, à la fin, il a accepté parce que la Subaru bleue surbaissée, avec le compresseur, ça aura vraiment de la gueule. Alors il l’a gardée un week-end à l’atelier, et, à deux, ils ont démonté le moteur, puis l’ont remonté. Et sur la route, c’est bien, bien mieux que la vieille Corsa qui n’en pouvait plus des virages en épingle, de la route défoncée, elle grinçait de partout, et bientôt les plaques de frein ont été en bas, ça couinait disque sur disque, dans un affreux bruit de métal surchauffé. Déjà à cette époque, il se disait : eh bien tant pis si ça lâche ! Il n’allait pas encore jusqu’aux dernières limites mais il sentait qu’il s’en approchait, il s’en approchait pour ne pas être à la maison, où le père ne disait rien, et la mère non plus. Il se demandait parfois si ces deux n’avaient jamais eu quelque chose à se dire, s’ils n’avaient jamais eu quelque chose à dire, tout simplement, ils avaient parlé, sans doute, autrefois, pour se rencontrer mais on disait, au village, que c’est depuis la colonie que lui s’est tu, depuis qu’il a reçu la Montagne.
De l’abus initial tout ricoche. Si on ne parle pas de ce qui a été commis, alors parlons d’argent, et les autres assistent sans comprendre à la terre qui change de mains, qui change de nom. Comme dans la chanson de Brel, serions-nous en Suisse pourtant, il semblerait qu’ici on compte, Monsieur. Mais rien ne rachète ni l’honneur ni l’intégrité, et quand les mots – encore eux – manquent à l’appel, que la sentence tombe plus lourde qu’un évincement, plus forte qu’un poing sur la figure, croit-on que l’absent – qui nous fait penser à l’Absente – ne continuera pas de hanter la victime, les figurants, les coupables ? Olivier Pitteloud enchaine ses chapitres dans une logique implacable, sombre jeu de domino où tour à tour chacun se couche et disparaît avalé par la terre. Mais rien ne s’enterre, et si la génération d’après ignore tout du secret, et croit encore flairer la bonne affaire en vendant au naïf, le passé se rappelle mais se foule à nouveau aux pieds. Le chant de l’innocence piétinée, celui du bourreau, ne valent rien face au bruit des espèces sonnantes et trébuchantes. Ne pas trop en dire, laisser la surprise, et le plaisir surtout d’une lecture qui rappelle par ailleurs une certaine fraternité avec un autre écrivain de L’Âge d’homme, Damien Murith qui lui aussi a le talent de décrire ces terres âpres où l’œil semble tuer plus vite que la langue. Après la colonie, récit helvétique, dans la forme et dans le fond, naturalisme du mutisme, chargé de symboles à lire en écho avec le premier roman, même thème qui se répercute, même cause, mêmes effets. Olivier Pitteloud s’accorde une construction habile et de longs déliés qui semblent palier l’économie des mots, choisis avec soin chacun se justifie et se goûte, malgré l’acidité du propos. Chez ces gens-là, Monsieur, on ne dit pas, mais on écrit, et bien.
Éditions L’Âge d’homme – ISBN 9782825147900