Mon père, ce tueur – Thierry Crouzet

Mon père ce tueur

Cédant au titre racoleur – Mon père, ce tueur – et bien décidée à me réconcilier avec une maison d’édition – La Manufacture de Livres – j’avoue ma double erreur. Promesse non tenue, j’en suis pour mon temps et digère ma défaite dans un vague vague à l’âme. La quatrième me vantait une enfance dans l’ombre d’un paternel glaçant et un défrichage en règle des racines du mal, en lieu et place me voici en présence d’un homme qui vient de perdre son papa et qui met trois ans à ouvrir la lettre posthume que celui-ci lui a laissée, très trop léger suspens-sucette qui ne justifie qu’à peine ces quelques heures de lecture-suçotage. Le narrateur, l’auteur qui se prône écrivain, hum, a visiblement un léger souci avec sa filiation, et tente pour pallier l’absence de compréhension entre lui et son père de se glisser dans sa peau de ce dernier, choisissant l’année charnière qui aurait fait d’un jeune homme de 20 ans un soldat, Jim, le tueur. L’essentiel du bouquin se déroule donc pendant la guerre d’Algérie, soit, passons donc du fils au père et, dans le même mouvement, de l’autobiographie annoncée à une fiction qui – bien que sous couvert de souvenirs, notes, recherches documentaires – n’en demeure pas moins que très peu réaliste.

Mon père était un tueur. À sa mort, il m’a laissé une lettre de tueur. Je n’ai pas encore le courage de l’ouvrir, de peur qu’elle m’explose à la figure. Il a déposé l’enveloppe dans le coffre où il rangeait ses armes : des poignards, une grenade, un revolver d’ordonnance MAS 1874 ayant servi durant la guerre d’Espagne, une carabine à lunette, et surtout des fusils de chasse, des brownings pour la plupart, tous briqués, les siens comme ceux de son père, grand-père et arrière-grand-père, une généalogie guerrière qui remonte au début du dix-neuvième siècle. Sur les crosses, il a vissé des plaques de bronze avec les noms de ses ancêtres, leur date de naissance, de mort. Sur l’une, il a indiqué : « 1951, mon premier superposé, offert pour mes 15 ans ».

Le coffre est noir, un cercueil planté à la verticale dans mon ancienne chambre transformée depuis mon départ de la maison en bureau. La porte blindée pivote en douceur sur un râtelier damassé de velours surmonté d’un tiroir qui ne contient que l’enveloppe, blanche, épaisse d’une poignée de feuillets sans doute pliés en quatre. Dessus, mon nom et une consigne : « À OUVRIR LE JOUR DE MON DÉCÈS. » Trois ans ont passé, trois ans que je pense à cette lettre, trois ans qu’elle m’effraie, trois ans que je ne trouve pas le courage de l’ouvrir.

Attendre d’un pacifiste qui avoue n’avoir rien tué de plus gros qu’une seule et unique tourterelle de décrire, avec les bons mots, le bon ton, la bonne émotion, comment on rampe sous les barbelés, vise la tête d’un ennemi et appuie sur la gâchette, de partager l’angoisse des combats et autres embuscades meurtrières, de transmettre la peur, le stress, la violence accablante, le racisme prégnant, la torture et l’aveuglement de tous, de faire renifler au lecteur l’odeur suintante de la testostérone dégoulinante, en somme de raconter ce qu’il a peut-être entendu mille fois raconté mais qu’il a bien du mal à écrire était combat perdu d’avance, débâcle à laquelle j’assiste un brin dubitative et m’interrogeant sur l’objectif (conscient ?) de Thierry qui aimerait se prendre pour Jim, qui s’affole même de sa terrible hérédité quand il s’horrifie d’avoir giflé son fils, se comparant alors à son père qui l’avait visé avec un pistolet (et expliquant qu’en frappant son fils il frappait son père, marquant au fer rouge la nouvelle génération du sceau familial, mais là j’ai dû décrocher, restons raisonnables). Je comprends totalement le « devoir de mémoire » (sic) ou l’envie de rapprochement au-delà de la séparation définitive, la culpabilité teintée d’une admiration plus ou moins refoulée, mais Mon père, ce tueur est aussi plat qu’une carte postale, et nullement soutenu par un style quasi scolaire qui bute sans cesse sans jamais ricocher.

Depuis trois ans, j’en restais à ce constat définitif : « mon père était un tueur ». Et puis, ce matin, j’ai écrit « Jim était un tueur. » Une faible lueur s’est mise à briller dans le lointain, j’ai osé un pas vers elle, ou plutôt vers mon père, ou tout au moins vers Jim qui était son surnom de guerre en Algérie. Ce n’est plus mon père le tueur, mais Jim, son double. En même temps que Jim s’imposait à moi, des souvenirs enterrés dans les profondeurs de ma mémoire ont émergé.

Dans cette tentative de fusion entre un père et son fils – espérons récompensée  par une certaine vertu thérapeutique que je souhaite à Thierry Crouzet – le flou est prégnant. Manque de distance salutaire peut-être, mais du père que le fils n’arrive pas à comprendre nous parvient un portrait forcément incomplet, et sans doute à côté de la plaque, et du fils qui m’aurait pour le coup intéressée, comme annoncé sur la quatrième, ne me reste rien d’autre qu’un souvenir traumatique et une incapacité, me semble-t-il, à s’ouvrir totalement. L’image du petit garçon qui rend le fusil et refuse de partager l’amour dément qu’entretient son père pour la chasse (amis des oiseaux, passez votre chemin), l’image de l’adulte qui trois ans après l’adieu n’arrive pas encore à ouvrir la dernière lettre (mais arrive par contre à pondre 216 pages, bah). Et moi au milieu, peinée hein, c’est triste les mauvaises relations, mais qui m’en tape un peu le coquillard, finalement, de savoir qu’un chasseur-pêcheur a engendré un amoureux de l’art, n’en jetez plus… Que gagne la réalité dans ce glissement de l’autofiction vers l’oximorique roman autobiographique ? Rien, elle s’y affadit. Que gagne le lecteur face à l’auteur gardien du temple, seul à posséder les bonnes clefs de lecture ? Une brève excitation de si dire « et si c’était vrai » puis un ennui profond, le même que celui ressenti devant une pelote de laine trop bien emmêlée. Bref. Pour ne pas se contenter d’un merle quand on peut s’offrir une grive, sur le même thème je ne peux que vous conseiller La Blessure, l’un de mes coups de cœur de l’année dernière. Les rentrées se suivent…

Éditions La Manufacture de Livres – ISBN 9782358875240