La Petite conformiste – Ingrid Seyman

La petite conformiste

Les récits d’enfance semblant à la mode, et préférant la chaleur de Marseille au ciel bas d’Orléans, c’est avec La Petite conformiste que je passe cette rentrée. Ingrid Seyman esquisse une petite fille, serait-ce elle, on ne le dit pas, qui se débat entre ses soixante-huitards de parents et son envie de logique, de règles, de nor-ma-li-té. Pas facile d’avoir des parents qui dînent à poils quand on rêve de socquettes blanches, de trouver de la poésie dans les litanies absurdes que serine son père à longueur de temps ou d’écouter d’une oreille patiente, pour la 10000ème fois, les souvenirs de papy mamie qui pleurent encore leur Algérie (française). Pas évident non plus de trouver une amie avec qui partager son amour de la grammaire (ah le charme rassurant de l’accord du participe passé quand le COD est placé devant) ou de discuter de la meilleure façon de classer et de reclasser ses bouquins, au choix, par auteurs, couleurs, thèmes, séries, titres, d’accepter son frère qui « n’en manque pas une », double maléfique de la sage fillette, qui ricoche de connerie en connerie et en profite au passage pour s’éclater soit l’arcade, soit le poignet. Lecture légère, facile, on s’amuse beaucoup dans cette fresque familiale, de cette impertinence dont ne savent faire preuve que les enfants trop tôt décillés. Le ton assassin camouflant – un temps – des évènements qui peu à peu ne nous paraissent finalement pas si drôles, où est la limite entre le doux délire et l’anormalité ?

Je suis née d’une levrette, les genoux de ma mère calés sur une peau de vache synthétique. Je n’en suis pas certaine mais j’ai de fortes présomptions. D’abord parce que mes parents étaient aux sports d’hiver lorsqu’ils m’ont conçue. Surtout parce qu’ils n’ont jamais caché leur passion pour cette position. Pour tout dire, j’associe le générique de L’École des fans au tempo crescendo de la première levrette qu’il me fut donné de surprendre. Je sais que tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents soixante-huitards qui faisaient de la « gymnastique » dans leur chambre tous les dimanches après-midi, tandis que leur gamine, collée devant Jacques Martin, rêvait de raies sur le côté et de socquettes en dentelle. Moi, oui.

Je naquis donc, de droite, dans une famille de gauche. Cette inclination, détectable depuis mon premier cri, poussé le jour de Noël au grand désespoir de mon athée de mère – qui ne m’attendait pas de sitôt – et de mon juif de père – qui dans ce coup du sort détecta les stigmates d’un mauvais œil que nous auraient jeté les voisins de palier – se confirma dès mon plus jeune âge. Alors que mes parents consacrèrent les trois premières de ma vie à tenter de me convertir à leur vision de l’existence, je demeurai une indécrottable réactionnaire. J’étais propre à quinze mois. M’endormais tous les soirs à 8 pétantes. Refusais de danser lorsque mes géniteurs me traînaient avec eux en discothèque, préférant m’allonger sur les banquettes des dancings, non prévues à cet effet, tout en les culpabilisant du regard. Je fantasmais sur des robes marines. Me niais à porter des pattes d’éléphant. Pire encore : je ne réussis jamais à briser un seul des vases – pourtant judicieusement posés à portée de mes bras sur la table basse du salon – que ma mère rêvait de me voir lâcher à ses pieds. Car sa meilleure amie était formelle : tous les enfants de soixante-huitards faisaient ça. Ce refus obstiné d’affirmer mon moi ne manqua pas d’inquiéter Élizabeth. Elle voulut m’emmener chez le pédopsychiatre. Mais mon père refusa, au motif qu’il n’y avait pas de pédopsychiatre juif dans le quartier.

Et au milieu une reine, la douce maman aux longs cheveux blonds, qui tente le grand écart entre sens des responsabilités et volonté d’arrondir les angles en détournant le regard que porte sa fillette sur le père, regard devenu noir, limite assassin. Une maman qui joue les ingénues pour alléger l’ambiance, pour compenser les crises d’un mari qui oscille dangereusement au bord du précipice, menace toutes les 10 minutes de se suicider quand il n’est pas tout bonnement en train de faire une énième crise cardiaque, qui régit au millimètre près la vie de famille et s’auto-glorifie dans d’interminables tours de chant. Une maman qui tantôt joue le jeu, s’épanouissant dans cette vie auprès de celui qui semble incarner sa vision certaine d’une certaine liberté, de ton, de mœurs, d’époque (80’s, souvenir, souvenir), tantôt se rebiffe, hurle au divorce, envoie tout valdinguer, ramasse les assiettes cassées, et c’est reparti pour un tour. Esther, l’enfant, dans tout ce délire débâcle surcompense en prônant la rigueur, s’imagine rejoindre un autre monde – bien plus bourgeois, bien plus calme, bien plus carré – puis fomente des complots qui nous arrachent de vrais sourires, s’imaginer tuer son parfois Juif de père (quand ça l’arrange) en voulant se faire baptiser, avouons que ça la pose là. La Petite conformiste, roman rythmé d’une enfance peu banale, qui se lit tout seul et dont le dernier chapitre se lit puis se relit, et se relit encore.

À l’inverse d’une partie de notre famille, mon père n’était juif que par intermittence. L’essentiel de sa pratique religieuse constituait à rajouter un suffixe à consonance israélite au patronyme des gens célèbres n’en étant pas encore pourvu. Et il suffisait qu’il entende à la radio les premières notes du tube Boule de flipper pour que Patrick en baisse autoritairement le son et me convoque dans le salon :

Esther, écoute-moi bien !

Corinne Charby mon cul.

C’est Corinne Charbit qu’elle s’appelle.

Mais les Juifs ont peur, tu comprends.

Ils continuent à se cacher.

J’appris ainsi que la plupart des gens qui passaient à la télé étaient de la même confession religieuse que mon père mais préféraient taire leurs origines par crainte des représailles. À trois ans, je ne savais pas encore en quoi consistaient ces représailles mais j’avais déjà peur, au cas où.

J’avais peur de ça et de bien d’autres choses encore. De la pénombre qui régnait chez mamie Fortunée, qui vivait les volets fermés et passait le plus clair de son temps à allumer des veilleuses pour conjurer le mauvais sort. J’avais peur du Père Noël, sur les genoux duquel j’étais pourtant contrainte de m’asseoir une fois par an, lors de l’après-midi festif organisé par le comité d’entreprise de l’employeur de mon père. J’avais peur de nos voisins de palier et de tous les yeux qu’ils ne manqueraient pas de jeter sur notre famille, qui – j’en étais convaincue – n’en méritait pas moins. Enfin j’avais peur de l’amour. Ou plutôt de la vision de l’amour que m’offraient quotidiennement mes parents. Et je ne parle pas que des levrettes.

En toute objectivité – et en mesurant tout le mal-être que peut provoquer le fait de ne pas savoir si nous sommes dans une fiction ou dans une autobiographie – La Petite Conformiste n’est pas le roman le plus original du monde, comme une impression d’avoir croisé mille visages d’enfants renfrognés qui se demandent, nom d’un chien, ce qu’ils sont venus faire là, précisément là, dans cette famille dans laquelle il ne se reconnaissent pas. Ne serions-nous d’ailleurs pas tous un peu passés par là, par ces moments d’exaspération couplée à la honte de ne pas assumer l’infime différence qui nous sépare de nos petits camarades, et de leur famille – forcément Ricorée – qui nous semble autrement plus saine et sereine que la nôtre. Soit. Mais cette Petite conformiste a trois arguments pour elle, le premier c’est le sens du récit, un vrai comique de situation étayé par le fameux regard d’Esther qui nous fait marrer dans son désir de coller aux préjugés qui sont les siens à son âge, le décalage parfait entre sa lucidité et son infantilité, son côté presque agaçant de vouloir régenter son petit monde associé à la compassion qu’elle éveille quand vraiment on la sent toute perdue. Le second est évidemment, ne nous le cachons pas, notre désir de glisser un œil derrière la porte fermée, de voir comment ça se passe ailleurs, jusqu’où ça peut aller, curiosité et réconfort, ouf on n’a pas vécu tout ça. Et le troisième point fort de ce livre est bien sûr sa fin, qu’on n’avait vraiment pas anticipée et qui nous scotche littéralement. Passer par toute une gamme d’émotions, cadeau des bons livres, et subtilité bien différente d’un bouquin à la couverture jaune qui annonce direct la couleur.

Éditions Philippe Rey – ISBN 9782848767543