Agathe – Anne Cathrine Bomann

Agathe

Agathe, roman des saisons. À l’hiver de sa vie, le psychanalyste pense à la retraite. Se regardant s’immobiliser, peu à peu ses jambes ne le soutiennent plus, au chaud dans le froid des jours qui passent, les uns semblables aux autres, là où rien ne heurte plus qu’un flocon de neige, là où la petite ville de silence et de solitude laisse place à peine aux remords, encore moins aux regrets, y a pas lieu, mais aux pensées de la pitié dangereuse, écoutant entre deux soupirs et autant de hum ou de toussotements les plaintes, toujours les mêmes, de ses patients, toujours les mêmes, dans cette petite vie qui se rabougrit, rythmée à peine par le fantôme du voisin avec lequel il s’imagine en connivence, triste vie et triste hiver calme et sans surprise, de l’homme qui songe dans l’envolée des violons que le coup de semonce se rapproche et qu’il n’aura pas bien vécu. Vieux garçon, aux habitudes éternelles, le même costume pour remplacer le même costume, à peine tolérer que la vie se réserve encore le droit de l’importuner, chaque chose à sa place et éternellement peu de place pour quoi que ce soit. Le midi, le restaurant, encore le même, le choix des plats qui ne résiste qu’à peine à sa mémoire qui se défaille. La compagne silencieuse des jours silencieux, secrétaire posée sur son estrade comme une simple pièce du mobilier. Voilà sa vie, et égrener les rendez-vous qu’il reste comme les jours qu’il reste, à ne pas vivre, tout à peine respirer. Sans amour, que sommes-nous, dans la solitude et le mutisme, face au miroir qui renvoie indéfiniment une seule image, celle d’un soi qui disparaît et s’étiole.

Madame Surrugue m’avait accueilli de la même façon chaque matin depuis que je l’avais engagée. Jour après jour, assise derrière le grand bureau en acajou comme une reine sur son trône, elle en descendait dès que j’entrais par la porte pour prendre ma canne et mon manteau, tandis que je posais mon chapeau sur l’étagère au-dessus des patères. Pendant ce temps, elle me détaillait l’agenda du jour et pour finir, elle me tendait une pile de dossiers, d’ordinaire méticuleusement archivés dans les rayonnages derrière le bureau. Nous échangions quelques mots de plus, après quoi en général je ne la revoyais plus avant 12h45, quand je quittais les lieux pour aller manger dans un restaurant modeste à proximité.

Quand je revenais, elle était assise exactement comme je l’avais quittée, et de temps à autre je me demandais s’il lui arrivait de manger. Il n’y avait aucune odeur de nourriture et je n’avais jamais vu l’ombre d’une miette sous son bureau. Madame Surrugue avait-elle vraiment besoin de s’alimenter pour vivre ?

Mais – joyeuse nouvelle ! – nous sommes en littérature ! Et notre cher élément perturbateur porte un joli prénom, Agathe. Agathe s’étiole, à sa façon, se gratte, se coupe, se cogne, se fait couler le sang, cherchant tant à se punir qu’à se sentir vivante, toujours mieux souffrir que les jours et nuits qui s’enchaînent, l’enchaînent au fond du lit. Agathe, la douleur bouillonnante qui s’impose dans le cabinet du psychanalyste retraitant. De l’un et de l’autre, de cette rencontre évidemment va surgir un sursaut de vie, deux solitudes qui se retrouvent, deux bagages bien lourds ou trop légers qui dans le choc s’ouvrent et se renversent, et les mots qui se déversent. Peu à peu l’hiver laisse place au printemps, de fragiles bourgeons s’autorisent une sortie, les jours rallongent et les langues se délient. D’aucuns préfèreront peut-être l’image du volcan que l’on a vu rejaillir, souvent, ah le feu, jolie allégorie. Roman des tic-tac et de la mort, de la vie qui rarement nous laisse en paix, qui jamais ne nous oublie. Jusqu’au dernier souffle, jusqu’au dernier, tout dernier battement de cœur.

Après le repas, quand les doux mouvements des violons emplirent la pièce autour de moi comme du coton, je fus pris dans une suite de pensées qui s’imposait de plus en plus souvent. Et même si je la reconnaissais et que je savais combien je me sentirais mal, je la laissai venir. D’une manière ou d’une autre, au fond, je souhaitais être assis là tout seul et me prendre en pitié. Pourquoi, c’est ainsi même que cela commençait toujours, n’y avait-il personne qui vous disait ce qui arrivait au corps quand on vieillissait ? Qui vous parlait des articulations douloureuses, de la peau excédante et de l’invisibilité ? Vieillir, pensai-je, pendant que l’amertume se déversait, consistait surtout à observer comment la différence entre son moi et son corps grandissait et grandissait jusqu’à ce qu’un jour on soit complètement étranger à soi-même. Qu’y avait-il là de beau ou de naturel ?

Et alors que le disque se terminait et que le silence me laissait solitaire dans la pièce, vint le coup de grâce : il n’y avait aucune issue. Il me fallait vivre dans cette prison grise et traîtresse jusqu’à ce qu’elle me tue.

Oui Agathe est lumineuse, comme le miracle de la douceur qui revient chaque année, le miracle de la vie qui se réinvente et réenchante comme pour la toute première fois. Ouverts grand les yeux, ouverts grand les poumons et le nez qui hume dans l’air un délicieux parfum. Je vous ai tout dit et rien dit, il faudrait ajouter les dialogues à demi-mots, sous couvert de pudeur et d’illuminations, les autres qui gravitent tout autour, qui chacun tient sa place et offre une nouvelle opportunité au futur de s’écrire, la conviction de savoir que nous serons encore heureux, pour la piquer au Renard. Roman doux qui n’a pas grand-chose de vraiment original, de ces jolies rencontres que l’on s’accorde un soir d’été pour le lendemain en avoir oublié le nom et le goût, mais une bonne dose de vitamines comme un joli rayon de soleil. Regrette de ne pas avoir trouvé étonnement dans le style, sans doute est-ce idiot de comparer les livres les uns aux autres, quand bien même ils sont parus chez le même éditeur, pas les franches et belles claques comme m’en ont offertes les lectures d’Homo Sapienne ou de Nirliit, mais un bon moment d’humanité partagée, que je partage.

Éditions La Peuplade – Traduction (danois) d’Inès Jorgensen – ISBN 9782924898352