De ces lectures qui vous renvoient la réalité en pleine gueule, du soulèvement des Malgaches en 1947 je ne savais rien, du traitement infligé aux « troupes extérieures » par les Français pendant la Seconde Guerre Mondiale pas grand-chose. En ce sens Zébu Boy est un bouquin utile, qui décille et fait mesurer l’ampleur du massacre, des massacres. Bilan guère glorieux donc, mais prise de conscience salutaire. Cela fait partie de notre réalité et de notre histoire, il n’est jamais mauvais de les regarder en face, même si cela est, au choix, désagréable ou douloureux. Le biais fictionnel que choisit Aurélie Champagne passe par l’incarnation d’un homme qui, s’il connaîtra une vie de martyre, n’en est pas pour autant un saint. Cette approche double renforce le propos, il est impossible de ne pas lire ce roman d’un point de vue politique, il est tout autant impossible de nier les émotions ressenties dans toutes leurs déclinaisons. Bien, mal, on n’est pas là pour juger d’une façon binaire, mais pour se laisser raconter une histoire, une histoire individuelle qui a pour toile de fond une histoire collective. Pari doublement tenu en ce qui me concerne, j’ai autant pris plaisir à le dévorer, émotionnellement parlant, que je suis satisfaite des portes qu’il m’a ouvertes, intellectuellement parlant. Utile oui, indispensable non, bon livre oui, grand livre non. Noyé dans la rentrée comme ce roman va l’être, espérons que Zébu Boy saura se creuser son trou, mais si ce n’est pas aujourd’hui ça sera sur la longueur car il aborde une époque et une géographie rarement évoquées et mérite, rien que pour ça, sa place.
Maintes fois, Ambila s’était demandé combien lui rapporterait son lot de dents. Il s’était déjà livré mentalement à toutes sortes d’estimations douteuses. Parfois, il se persuadait d’en détenir au moins pour quatre cents francs. À d’autres moments, il évaluait sa marchandise à quelques billets à peine.
Au quotidien, il évitait autant que possible de les manipuler ou même de les sortir de leur chaussette. Il la portait depuis de longs mois dans la poche intérieure de son pantalon, fichée dans sa ceinture et la maniait avec un soin presque religieux. Dans les premiers temps, il avait éprouvé le besoin irrésistible de l’ouvrir quotidiennement, comme pour s’assurer que les dents étaient bien réelles ou qu’elles s’y trouvaient toujours. Les mois passant, il les avait prises en horreur. Tout, de leur simple évocation au contact de leur relief sous la laine le répugnait.
D’ailleurs, il ne les avait pas revues depuis des semaines et fut presque surpris de découvrir les reflets d’or cireux presque éteints de quelques-unes. Son regard fut attiré par une molaire fissurée qui dénotait parmi les autres. Son brimbalement sur la caisse avait paru interminable. Il ne se souvenait plus où il l’avait ramassée.
Zébu Boy est un drôle de loustic, revenu de la guerre, les pieds nus – les Français ne leur ayant même pas laissé ça – il m’évoque un petit garçon qui essaye de se prendre pour un homme. Orphelin de mère dès son plus jeune âge, Ambila est en quête folle de sécurité, quitte à ce que cela passe par un côté vénal qui influence ses comportements, agite ses choix et signera sa perte. Dans sa relation avec un instituteur auquel il se retrouve inextricablement lié, le jour où la révolution éclate, se retrouve la multitude des sentiments qu’il provoque chez le lecteur. Nous oscillons de concert entre la pitié et le mépris, dans un monde qui lui-même oscille entre envie d’indépendance à laquelle nous ne pouvons que souscrire et déchainement de violences incompréhensible, pris en étau comme le sont les Malgaches entre l’espoir, le ressentiment, la frustration et la rage, entre les traditions et autres pensées magiques, amulettes de toutes sortes, et réalité foutrement pragmatique. Les dieux une nouvelle fois démontreront qu’ils se moquent bien des histoires des hommes, et les hommes une nouvelle fois se rendront compte qu’ils ne sont à la merci que de leurs semblables. Zébu Boy tente l’impossible exploit, que nous ne connaissons que trop bien, de trouver son équilibre entre les fardeaux qu’il porte, les failles qu’il ne comble pas, la légende qu’il veut s’écrire et ses lacunes qu’il ne ressent que trop bien, particulièrement dans son rapport aux autres. Alors il court, réagit, suréagit, se contredit, s’agite, se débat et se retrouve pris au piège, acculé comme une bête, pire qu’une bête, dans la dernière partie de ce court roman. Un entonnoir, exactement l’image qui me vient, et au bout de celui-ci, si parviennent encore des échos du monde, le focus est fait sur un homme, imparfait, un homme aux prises avec lui-même. La fin de la fuite, la fin de l’histoire.
Dieu que cet endroit était humide. Autour de lui, des effluves aigres flottaient en strates anarchiques. Certains s’éclipsaient pour ressurgir à la faveur du filet d’air qui balayait imperceptiblement la pièce. Le moindre déplacement en réveillait de nouvelles. Ambila reconnut des parfums acides de sésame, de ricin et de miel, et supposa que l’ombiasy en mouillait ses amulettes. Ici, des coquilles d’’escargots évidées débordaient d’un tiroir. Là, des copeaux de bois s’échafaudaient en une masse branlante qui menaçait à chaque instant de rompre et s’effondrer sur un amoncellement de fioles noirâtres. Plus loin, des pans d’étoffes suspendues rampaient en ombre le long du mur. Une odeur d’œuf pourri éteignit d’un coup toutes les autres.
Le vieux se tenait toujours arc-bouté au-dessus des dents. Ses lèvres remuaient sans qu’aucun son n’en sorte. Comme s’il lisait les pensées du jeune homme, le sorcier préleva la molaire qui retenait justement son regard.
« Les vrais perdants de la guerre sont ici, hein ? »
Ambila ne trouva rien à répondre. Encore un qui parlait de la guerre sans rien en savoir. Il aurait voulu lui clouer le bec, lui envoyer au visage une réplique pleine d’esprit qu’il se serait ensuite répétée en triomphe pendant des heures. Mais rien. Faute de répartie, il se vexa. L’ombiasy l’étudiait du coin de l’œil et chacune de ses œillades était comme une fouille au corps. Sur le moment, Ambila ne trouva d’autre solution, pour leur échapper, que de baisser la tête dans une posture de défaite.
Sombre et tragique, ce Zébu Boy m’a par quelques aspects rappelé ma lecture de Frère d’âme, car il y est question de guerre, d’amitiés troubles, des folies comme seules savent les provoquer les événements trop grands pour être absorbés. On ne revient pas d’un massacre droit dans ses bottes, quelque chose casse au fond de soi, et en même temps les conflits révèlent paradoxalement de grands élans qui seraient restés muets sinon. Dualité ou duplicité, le pouvoir romanesque des tragédies est sans conteste, et l’approche d’Aurélie Champagne m’a convaincue, bien qu’elle se soit visiblement cherchée longtemps, et bien qu’il faille attendre des lecteurs qu’ils acceptent de chercher aussi, qu’ils ne se laissent désarçonner ni par une écriture qui pique un peu, ni par un monde en pas de côté. De ces bouquins, en tout cas, à l’image du Zébu Boy, qui ne laisseront pas indifférents, auxquels on adhèrera totalement, ou alors pas du tout. Mais pour le savoir, faut le tenter.
Éditions Monsieur Toussaint Louverture – ISBN 9791090724754