Un livre « facile » qui n’en est pour autant pas moins éprouvant à lire. Dans la banalité des rapports numériques, une jeune femme, journaliste, trentenaire, reçoit une invitation de la part d’un inconnu, plus âgé, qui ne se contente pas de liker tous ses posts mais qui bien vite entame la conversation. La flatterie est de mise, la connivence seconde étape, puis la demande, une interview, un café, un restaurant, l’escalade des attentes de l’un ne trouvant écho que dans la politesse de l’autre qui, on le ressent, s’emberlificote très vite dans l’image d’elle-même qu’elle veut renvoyer et qu’elle croit préserver, ses craintes vis-à-vis de cet homme dont elle mesure inconsciemment les probables dérives, et sans doute également ces admirations venant panser certaines de ses propres failles. Maelström d’émotions qui laisse place béante à l’envahisseur avant que le sursaut – defriendler – ne provoque le légendaire retour de bâton et un déchainement d’insultes et de menaces très concrètes, parfois sous couvert d’un humour grivois qu’il faudrait, de fait, accepter, auquel le lecteur assiste éberlué. Et comme nous sommes sur internet – et donc dans un espace ouvert – le face à face tourne à l’esclandre public puis à la curée. La réalité n’est d’aucun secours pour la victime, tour à tour son amoureux se désengage, refusant d’être impacté par les retombées, à la grande déception de la trentenaire qui – naïve – avait cru un temps que l’argument implacable « j’ai quelqu’un dans ma vie » suffirait à décourager le solliciteur, les amis se targuent de conseils inutiles ou de jugements hâtifs, elle a dû le chercher, et les autorités au mieux avouent leur impuissance, au pire la culpabilisent. Un enfer dans lequel on se retrouve corps et âme, la structure du livre voulant qu’on ne découvre cette histoire que par le biais des attaques multiples et variées retranscrites, le « je » intervenant aussi peu que possible, l’héroïne semblant n’exister que par ce qui se dit sur elle.
Il s’appelait Denis. Il était enchanté.
Nous ne nous connaissions pas. Enfin, de toute évidence, je ne le connaissais pas, mais lui savait fort bien qui j’étais. Il m’écoutait à la radio, il appréciait beaucoup mon travail qu’il suivait de près et sur lequel il pouvait même se poser en exégète, LOL, raison pour laquelle il se permettait cette intrusion sur Facebook (en espérant qu’elle ne me gêne pas).
Il me trouvait très charmante, vraiment. Et pas seulement jolie, d’ailleurs. Il y avait dans mon regard comme une fêlure, une brisure, il ne savait comment dire, mais il y avait au fond de mes prunelles quelque chose, quelque chose de triste qui avait piqué sa curiosité.
Que je ne me méprenne pas surtout, il ne me faisait aucun gringue. Il était en couple depuis perpète, en ménage oui, emoji clin d’œil, et fier papa d’un fiston de 7 ans.
Denis était employé administratif dans une entreprise pharmaceutique, un boulot relativement chiant – comme je pouvais m’en douter – mais plutôt bien payé, alors il restait là, comme un gentil clébard, à se faire ses trois mille balles par mois, presque un salaire de manager alors qu’il n’avait aucun diplôme, alors que l’école et lui ça avait toujours fait deux, trois même, MDR. Voilà pourquoi il s’estimait chanceux d’avoir trouvé ce job, pourquoi il se tenait à carreau, lui qui avait pourtant un tempérament rebelle, lui qui avait donné du fil à retordre à l’autorité toute sa vie et qui se qualifiait encore aujourd’hui à 49 balais de sale gosse, emoji petit diable.
Avais-je entendu parler de la page Facebook Denis la Menace ? C’était sa soupape de décompression, son violon d’Ingres. Il me refilait le lien, je n’avais qu’à si ça me disait.
De prime abord le sujet semble racoleur et le message passé n’engendrer qu’une peur qui elle-même aurait pour risque d’engendrer une vraie paranoïa à laquelle je ne crois pas qu’il soit tout à fait bon de succomber. C’est moins vrai quand on se rend compte, ou rappelle, que Myriam Leroy a été « pour de vrai » la cible des attaques des internautes, des appels aux viols et autres réjouissances, et qu’elle a par ailleurs connu cet immense abandon de tous, de ses collègues, de la police ou de ses proches, qui ne pouvaient, voulaient comprendre ce qu’elle subissait, voire se sentaient impuissants, résignés, pas concernés, et parfois même réjouis, de ce qu’elle vivait. Serait-on toujours content que la foudre tombe sur la maison du voisin ? Trouverait-on normal d’attaquer une femme sur son physique et d’envisager que si elle n’accepte pas les « blagues » sexuelles c’est qu’elle a un problème ? Estimerait-on qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que la victime, de base, a forcément à un moment ou à un autre cherché les problèmes ? En priant très fort pour que les dernières affaires en date, elles ont été nombreuses, aient un minimum changé les mentalités, ce bouquin ne pouvant être qu’une piqure de rappel, espérons, salutaire.
Denis avait écrit un statut Facebook sous une photo de moi derrière un micro. Il disait que je n’étais pas seulement belle (mais que je l’étais aussi, ce qui ne gâchait rien). Il déclarait que j’étais également l’une des rares journalistes du service public à ne pas avoir sa carte du parti. Il exhortait son réseau à en profiter avant que le Lider Maximo du dernier étage ne me formate en activiste au service de ses délires cosmopolitistes.
Ray Mond trouvait que ouais bof.
Katya Van Dree prétendait que Denis était amoureux. Ce à quoi il rétorquait que non, que rien à voir, qu’il était un homme marié, emoji angelot, et qu’il aurait dit la même chose d’un journaliste mâle.
Adam Breda poursuivait avait un emoji aubergine et croyait pour sa part que je mettais une gaule de ouf à Denis, et qu’il avait trouvé plus intelligent pour me piner de me flatter sur autre chose que mon cul.
Xavier Legras déposait juste que j’étais une jolie poupée.
Simone Leleu émettait de sérieuses réserves. J’étais énervante. Elle ne savait pas trop pourquoi mais dès qu’elle entendait ma voix, elle éteignait la radio.
Serge Raviart voulait savoir si c’était de moi que Denis leur avait parlé samedi.
El Cabron n’avait aucune idée de qui j’étais et se demandait si mon salaire était payé avec ses impôts.
Mais de rien, me répondait Denis en privé, c’était avec grand plaisir.
Et ce qui faisait plaisir aussi, c’était de voir que j’étais toujours en vie. Il avait eu des doutes ces derniers jours et il avait failli appeler SOS Enfants Disparus, emoji clin d’œil, ben oui, puisque je ne lui avais toujours pas répondu mais ouf, il était soulagé, j’étais encore de ce monde.
Et à part ça, comment allais-je ? Je ne devais pas faire attention aux commentaires dénigrants sous son statut, il y avait parmi ses contacts pas mal de gens auxquels les médias du Régime donnaient des furoncles et qui ne faisaient pas la distinction entre le médium et le message mais il était d’accord, ce n’était pas une raison pour m’insulter. Il en avait secoué un, qui avait écrit « une bonne tête de suceuse », commentaire qu’il avait immédiatement effacé car il ne pouvait le tolérer, en tout cas à mon propos. Denis espérait que ça ne m’avait pas trop peinée.
Bon et alors, ce café ? C’était pas comme s’il était suspendu à ma décision comme un chienchien à une promesse de nonosse mais presque, emoji chiot qui tire la langue.
Au-delà du fait de se demander en quoi la fiction a plus d’impact que le témoignage, mais peut-être la justice a imposé cette forme, Les Yeux rouges est plutôt bien tourné, se lit en moins de deux, provoque bouffées d’angoisse sur bouffées d’angoisse, et si le style est volontairement hérissant (comme savent si bien l’être certains messages que l’on reçoit sur les réseaux), au-delà même de son « utilité », il interroge également sur la posture du harceleur – qui semble simple à comprendre, la frustration engendrant la haine – et sur celle de la journaliste qui ouvre une porte là où l’on imagine qu’il aurait été tout bonnement plus simple de la claquer dès le début. Avec des si, certes on réécrirait bien des histoires, ou on en empêcherait certaines de s’écrire, toujours est-il que cette ambivalence amène à réfléchir plus globalement sur la fameuse « zone grise » qui inspire aujourd’hui les auteurs, sujet passionnant qui renvoie aux images que l’on donne et à l’image que l’on se fait de soi-même. À quoi serait donc liée cette impossibilité de dire non là où certains (et je parle volontairement au masculin) ne semblent pas se poser autant de questions. Je n’ai pas de réponses, et pragmatiquement je n’ai absolument aucune envie de prendre part à quelque combat – ou lutte – que ce soit, mais j’aime à m’interroger, et ce « roman » « éveille », bien que j’aurais aimé qu’il creuse un peu plus ce personnage féminin, ce « je » qui se perd dans les « elle », autrement plus passionnant que ce « il » si prévisible. Peut-être pour donner, ou rendre, à cette femme sa voix, qu’il aide à discerner la souffrance et l’anéantissement de soi réel qui se cachent derrière la confusion apparente. Quant aux solutions miracles, n’en espérez pas, ce n’est pas un manuel théorique mais un cas pratique, tragique. J’aurais adoré un happy end, une ode à la résilience ou la victoire de la blanche colombe et l’humiliation du sombre crapaud, mais, comme dans une mise en abîme, la violence répondra toujours à la violence et les mots aux mots, ça c’est la réalité.
Éditions Seuil – ISBN 9782021429053