Conversations entre amis – Sally Rooney

Conversations entre amis

Et Olivier Cohen de nous vanter Sally Rooney, et dans ma petite tête de soupirer pff 26 ans (je vieillis mal), pff thèmes rebattus (je vieillis mal, bis repetita). À la lecture, ohlala mea culpa Monsieur l’Éditeur, c’est vrai qu’il y a un truc, un ton, une voix. Quant au thème – rebattu certes, mais si juste et si banal qu’il en devient saisissant. Frances a pour elle sa jeunesse, 21 ans, une ex fougueuse, la jolie Bobbi, des questions plein la tête et des émotions qui peinent à s’affranchir des barrières de sa peau, à franchir la barrière de sa bouche. Écrivain en devenir, fille de rien, elle a le sourire gentil de ceux qui se taisent, n’en pensent pas moins. Quand les deux amies au hasard d’une soirée (littéraire) rencontrent un couple de trentenaires, elle auteure, lui acteur, les affinités & rivalités, attirances & romances vont se nouer et se dénouer en un Rubik’s cube dont la seule face qui nous intéressera vraiment est celle de la narratrice, bien qu’elles s’offrent toutes dans un très joli dégradé de couleurs. Se prendre au jeu d’attirer à soi un ainé marié, pendant que son ex drague sa femme, de tester d’autres voies et de chercher la sienne, de voix, se prendre au risque d’attirer les regards, les fureurs, quand jusque-là on a vécu bien à l’ombre de sa quasi siamoise chérie, bien au frais dans sa bibliothèque, se prendre de plein fouet le passage à l’âge adulte, ce temps où à croire que l’on sait tout on se découvre ignorante.

À l’âge de dix-sept ans, nous avons assisté contraintes et forcées à un bal donné dans la salle commune du lycée pour une collecte de fonds. Une boule disco à moitié cassée projetait de la lumière sur le plafond et les barreaux aux fenêtres. Bobbi portait une robe d’été très fine et on avait l’impression qu’elle ne s’était pas coiffée. Elle était terriblement séduisante, si bien que tout le monde luttait pour ne pas la regarder. Je lui ai dit que j’aimais bien sa robe. Elle m’a donné un peu de la vodka qu’elle avait dissimulée dans une bouteille de Coca et m’a demandé si le reste du lycée était fermé. Nous sommes allées vérifier la porte menant à l’escalier de service : elle était ouverte. Il n’y avait pas de lumière là-haut et l’endroit était désert. On entendait la musique à travers le plancher, un peu comme la sonnerie du téléphone de quelqu’un d’autre. Bobbi m’a fait encore boire de la vodka et m’a demandé si j’aimais les filles. Il était facile de ne pas se décontenancer avec elle. J’ai répondu : oui.

Je ne trahissais personne en sortant avec Bobbi. Je n’avais pas vraiment d’amies, et pendant la pause déjeuner, j’allais lire des manuels à la bibliothèque. J’aimais bien les autres filles, je les laissais recopier mes devoirs, mais j’étais seule et je me sentais incapable de créer de véritables liens d’amitié. Je faisais des listes de ce que je devais améliorer à mon sujet. Quand nous avons commencé à nous fréquenter, Bobbi et moi, tout a changé. Les filles ont cessé de me demander mes devoirs. À l’heure du déjeuner, nous nous promenions dans le parking main dans la main, et les gens détournaient le regard d’un air mauvais. C’était amusant. C’était la première fois que je m’amusais vraiment.

Récit initiatique, oui, mais avec la touche de rock’n’roll fort contemporaine qui évite qu’on s’y ennuie ou qu’on ressasse mille clichés. L’histoire est somme toute banale, s’enticher de l’interdit offre quelques risques non mesurés, même pour cette mistinguette qui pense avoir son intelligence et sa logique comme armes défensives. Néanmoins remâchés les coups de théâtre n’en demeurent pas moins savoureux, sans virer misanthrope c’est parfois dans leurs limites, faiblesses et défauts que l’on préfère les hommes, et – quand on y arrive – qu’on s’abstient de les juger. Histoire banale mais savoureuse, sujet banal mais vaste, roman oui mais très grand roman, dont le sel tient à ces personnages portraits, nymphettes pas si banales et trentenaires banalement pétris de contradictions. Serait-ce le fossé entre les générations, dans lequel on plonge avec ravissement, qui laisse à penser que de la vingtaine aux 30 ans, et plus, on perd l’innocence pour gagner bien pire, le faillible, le reproche permanent, les liens qui meurtrissent, qui peut s’enorgueillir de croire qu’il a raison, où est le faible, où le fort, qui domine qui. Hum hum. Une pointe de perfidie, une touche de thèmes d’actu, une vraie performance de romancière – je parle de la langue, en traduction s’il vous plait – le compte est bon, conquise.

Bobbi tenait à me faire savoir qu’elle avait été en contact avec Melissa, et pas moi. J’étais impressionnée – ce qui était l’effet recherché – et mal à l’aise, aussi. Je savais que Melissa appréciait plus Bobbi que moi, et j’ignorais comment m’agréger à leur amitié nouvelle sans avoir l’air de quémander leur attention. J’aurais aimé que Melissa s’intéresse à moi parce que nous étions toutes les deux écrivaines, mais elle n’avait pas l’air de m’aimer, et c’était peut-être un peu réciproque. Je ne pouvais que lui témoigner du respect parce qu’elle avait déjà publié un livre, une preuve que beaucoup de gens la prenaient au sérieux, même si ce n’était pas mon cas. À vingt et un ans, je n’avais encore rien accompli ni ne possédais rien qui puisse attester que j’étais quelqu’un de sérieux.

J’avais dit à Nick que tout le monde préférait Bobbi, mais ce n’était pas tout à fait exact. Bobbi pouvait être acerbe et débridée au point de mettre les gens mal à l’aise, alors que j’avais tendance à les rassurer par ma politesse. Par exemple, les mères m’appréciaient beaucoup. Et comme Bobbi traitait le plus souvent les hommes avec moquerie ou dédain, ils avaient souvent tendance à me préférer, eux aussi. Bien sûr, Bobbi me raillait à ce sujet. Un jour, elle m’avait envoyé par mail une photo de l’actrice d’Arabesque, Angela Lansbury, avec ce titre : ton cœur de cible.

Bobbi était venue ce soir-là, mais n’a pas évoqué Melissa. Je savais que c’était une stratégie, qu’elle attendait que je lui pose des questions, ce que je n’ai pas fait, une attitude qui paraissait plus passive-agressive qu’elle ne l’était en réalité. En fait, nous avons passé une bonne soirée, et parlé jusque très tard ; Bobbi a dormi sur le matelas par terre dans ma chambre.

Que l’on soit dans la tête de Frances (et quelle tête ! et quelle mise à distance, presque hypnotisante) ne nous empêche pas de nous mettre dans celles des autres, quitte souvent à douter de ce qu’elle voit pour y projeter nos propres visions (c’est qu’on a du vécu, vi vi) (et il y aurait d’ailleurs encore à dire sur Sally Rooney, qui a donc 26 ans, et qui a tout de même l’air de celles à qui on ne la fait pas, cette justesse dans la description des comportements, parfois paradoxaux, en vrais vivants que sont ces êtres de papier, est si bluffante que de là à la projeter en double de sa Frances il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas avant d’avoir lu quelques interviews) (mais on sent quand même la fille qui mouline, et pas à vide), en un superbe déroulé qui me rappelle encore un jeu, nom mangé, des images à reconstituer en bougeant les plaques, tout doucement se met en place, avec une vraie tension, pour elle, pour nous, tension qui rend ces Conversations entre amis (amis c’est vite dit, bien éduqués c’est certain) foutrement addictives, vers une fin, ouverte, ça va de soi, l’histoire n’est jamais terminée. Il y a beaucoup, vraiment beaucoup de choses dans ce roman natures-humaines (pour ne pas dire naturaliste-humaniste), tant de pistes de réflexions sur l’amour (pas besoin d’ajouter un circonflexe, rien n’est vraiment romantique ici), le mal que l’on s’inflige (pourrait-on grandir sans souffrir, ça pose question), les toxiques qui nous rongent et les mots, les mots, les mots. Frances, touchante fin d’adolescente qui franchit sa ligne et sa page blanches pour se frotter au désir, se triturant sans esquisser un geste, souffrant sans exprimer une émotion, pleurant sans même s’en rendre compte, petite crevette qui se prend dans le filet des tensions vives, des rapports aux siens dont elle a tantôt honte, tantôt besoin, Frances est une gamine qui continuera de grandir en nous. Toute mal vieillie que je suis, me dis que la jeunesse a quand même pas mal à nous apprendre.

Éditions de l’Olivier – Traduction (Irlande) de Laetitia Devaux – ISBN 9782823610710

À paraître le 5 septembre 2019