Adelphe – Isabelle Flaten

Adelphe vraie couv

Oh le joli roman qui par son charme désuet me rappelle tant Mauriac, oh la jolie histoire qui au fil des pages tourne au conte mi-mi-mi, touchant, comique, philosophique, oh le gentil pasteur que l’auteure s’amuse à étriller, avec tendresse, et que l’on croquerait bien, tout comme Isabelle Flaten le croque, avec délice et une belle dose de talent. De cette histoire – a priori pas faite pour moi – je sors ravie, apaisée, excitée. Plaisir d’un style qui, bien qu’il ne laisse que peu de fenêtres, envoûte par ses côtés surannés, délicatesse et élégance de ces romans dits naturalistes, dits du terroir. Et joie d’un éditeur qui s’accorde une jolie liberté éditoriale en faisant paraître ce roman à mille lieux de nos critères actuels, audace. Échos avec ce Nêne, depuis fort longtemps oublié, Prix Goncourt 1920 d’un Ernest Pérochon tout autant délaissé, qui tout du long de récit servira de fil rouge, passant de mains en mains, diabolique pouvoir de la lecture qui ouvre les cœurs et les mentalités, distille des idées que ce brave Adelphe trouve bien révolutionnaires, et surtout s’offre, c’est le sort des bons romans et des romans qui résonnent avec leur époque, tout autant de lectures que de lectrices, lecteurs. Mise en abîme donc du livre dans le livre.

Tout juste le récit achevé, Adelphe Delalande sort la blague à tabac de la poche de son gilet et bourre sa pipe avec méthode. Il l’allume, la glisse entre ses lèvres et aspire des bouffées voraces qui forment un halo de volutes opaques, une sorte de voile sur l’embarras. Dimanche dernier, déjà, quand elle lui a offert le livre sur le parvis du temps, il s’est empourpré sans raison. D’ordinaire il reçoit les cadeaux de ses paroissiennes de bonne grâce, avec le sourire facile, le remerciement aisé. Lorsqu’il s’agit d’une bouteille de vin, il souligne avec malice les vertus d’un petit verre sur son âme en cas de turbulence. Ce jour-là, quelque chose sortait de l’ordinaire, les yeux de Gabrielle étaient arrimés aux siens d’une étrange façon. Une manière de faire qu’il ne lui connaissait pas, la paupière haute, volontaire et le chignon mal arrangé, des mèches blondes éparpillées sur un visage d’ange. C’est une sauvageonne qui lui tend le Goncourt de l’année, un roman d’Ernest Pérochon, en sifflant qu’il est édifiant. Sans doute y trouvera-t-il matière à sermon… Il a souri, d’un rictus emprunté, le cœur n’y était pas, seulement la pratique, une longue et patiente bienveillance acquise à force de saluer les fidèles à l’issue du culte chaque dimanche que le Seigneur a fait, avec parfois des surprises. Le geste de la jeune femme en était une.

Reprenons. Notre bon pasteur se voir offrir par l’une de ses paroissiennes le roman d’alors, l’histoire d’une servante au destin funeste qui, ayant tout donné à son maître et aux enfants de celui-ci, son temps, sa sueur, son cœur, ne récolte rien que délaissement et abandon. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, c’est surtout le rapport entre les hommes et les femmes, fatalement inégal, que Gabrielle voit entre les lignes, et le bon pasteur de creuser son sillon, en silence et en recueillement, pincé par la belle et par un message qu’il a bien du mal à interpréter. Nous le retrouvons à faire lecture à une autre de ses brebis, et par ailleurs sa bonne, la Blanche, qui, sous ses airs de dure à cuire toujours prête à ronchonner et à mener son petit monde à la baguette, semble cacher en elle comme une innocence, une faille. Deux lectrices, deux lectures, deux magnifiques portraits de femmes de cette époque d’entre-deux-guerres où se pressentent des évolutions obligatoires qui feront des unes des battantes, des autres des malheureuses incapables de s’adapter, et des autres (au masculin cette fois), ah des autres des étonnés (et c’est là que l’on s’amuse). Viendront d’autres femmes, et des enfants, d’autres lectures, dans un roman qui se décline sur trois générations, et toujours Nêne, qui sacrilège, qui déesse.

Dans la soirée, alors qu’elle est en train de desservir la table, Blanche lui demande de quoi il s’agit, le livre, que raconte-t-il ? Oh, c’est un roman social, l’histoire de Nêne, une servante ! D’où vient ce nom ? Elle ne l’a jamais entendu. Sans doute de Vendée, un diminutif pour marraine, en réalité la femme s’appelle Madeleine. Et puis ? Et puis elle est engagée chez un fermier, Michel Corbier, un veuf et ses deux enfants en bas âge pour qui elle va se prendre d’une grande affection. C’est tout ? Non malheureusement, comment dire… elle va aussi s’éprendre du père. Et alors ? Alors ça va mal finir. Ah, si seulement elle savait lire, elle aimerait beaucoup connaître cette histoire en entier !… Qu’à cela ne tienne, il se propose de lui en faire la lecture, quelques pages tous les soirs après souper avant qu’elle ne rentre chez elle, lance-t-il instinctivement, de crainte de se retrouver face à lui-même. Qu’en pense-t-elle ? Vraiment il ferait ça ? Oui vraiment, ils peuvent même commencer tout de suite si elle le souhaite… Elle le souhaite si vivement qu’elle file dans la cuisine préparer une camomille pour revenir quelques instants après sans son tablier, l’air illuminé, presque une enfant. Elle s’assied, il allume sa pipe, ouvre le livre et c’est parti. À peine a-t-il parcouru quelques pages que les choses tournent à l’averse. Blanche ruisselle.

Évidemment la lecture interroge par ce biais féministe non dissimulé qui aime à remettre en scène une époque mal connue, finalement, et qu’il fait bon aussi de rappeler, que tout n’a pas été si simple, ce qui laisse à penser qu’aujourd’hui rien ne l’est non plus. Sans vriller au combat de sexes (un peu, quand même, même si les points sont savamment distribués), Adelphe est aussi portrait d’un homme qui enchante, perdu qu’il nous semble entre toutes ces (ses !) femmes et toutes ces revendications auxquelles il ne comprend rien, qu’il accepte dans une bonhommie charmante, avant – le pauvre – de tout trop bien comprendre. On entre dans Adelphe comme on entre en famille, finalement, la reconnaissance, avec des fins de repas faits de coups d’œil égrillards, de débats animés et d’amour véritable. Aimer aussi à me dire que tout est déjà écrit et que la vie n’est qu’un éternel recommencement, ces mêmes histoires qui s’écrivent et se réécrivent avec toujours la même passion, les mêmes désarçonnements, et encore la malice d’un destin auquel on n’échappe pas. En bref, un roman qui se boit comme du petit lait et qui en a toute la douceur, puis qui pique, ensuite, en arrière-bouche, là où se planquent toutes nos mauvaises dents.

Éditions Le Nouvel Attila – ISBN 9782371000827

À paraître le 6 septembre 2019