Un pas en arrière devant la Parisienne, un pas en avant vers la Mexicaine, que je ne connais pas, ou peu, ou mal, par fragments, visions furtives, ouï-dire. Un pas en avant, puis deux, et puis trois, et la foulée rapide, et le cœur qui chamade. Rares, je crois, cette nuit il me semble, les livres où l’auteur.e disparaît, s’éclipse devant son héroïne qui, rafale, tornade, prend toute la place, toute sa place, à tel point. Mais Frida est Frida et Frida reste Frida, mais Frida est Frida et ne serait pas Frida sans Diego. Rien n’est noir mi amor, la vie, leur vie, fut embrasement de couleurs qui tranchent, dans les chairs qui se disloquent, dans le cœur qui se tord, dans la beauté des nuits folles et la sagesse, rare, des petits matins bleutés. Rouge, jaune, rose, dans toutes les teintes, sur tous les tons, un amour qui dévore et qui fusionne, brûle et brille, et nous allume dans ce somptueux livre de Claire Berest.
Elle ne voit que lui, sans même avoir à le regarder.
Il est sans cesse à s’ébattre quelque part dans l’angle, presque mort du regard. À la lisière de l’œil, là où l’on devine plus qu’on ne saisit. Une forme spectaculaire, mi-pachydermique mi-pieuvre aux tentacules envoûtants qui contamine tout l’espace où sa masse se déploie. Un trophée de cirque que chaque femme voudrait s’épingler au corsage – s’empaler au corps sage. Cet homme quintal à l’agilité contre nature, dont les excédents de chair rose ne viennent que renforcer une improbable souplesse et une rapidité de trique sèche, soulève, chez chacune, un goût immédiat et inexpugnable d’interdit. Sans que celles-ci puissent se l’avouer, comme un parfum capiteux étourdit les têtes dans son sillage, Diego Rivera ravit le sexe faible en magnétiseur, déchaînant tombées de pudeur, épanouissements de poitrine et instinct primitif de possession.
À son contact, la fête monte d’une octave, les insolences se réveillent, les grains de beauté brillent, les intrépidités endormies s’échauffent. Ça grésille. Sa seule présence annule l’érotisme flottant des beaux parleurs et des corps bien bâtis. Frida, en le fixant, songe à ces points lumineux, agaçants clignotements qui persistent à s’agiter devant l’œil, même paupières closes, quand des lumières agressives ont tant impressionné la rétine qu’elles perpétuent leur présence fantôme, à l’intérieur des yeux cillés. Par quelle grâce l’aura du monstre suscite-t-elle ces poudroiements aphrodisiaques ? Parce qu’il est laid, Diego, d’une laideur franche et amusée d’elle-même. Une laideur gustative qui ouvre l’appétit ; on a envie de mordre ce gros ventre, d’en avoir la gorge pleine, les dents sales, de lécher les doigts puissants, de passer la langue sur ses yeux trop prononcés, trop éloignés, sans couleur claire.
La biographie romancée est un art casse-gueule, il faut se mettre à la place de, il faut raconter l’époque où, il faut expliquer, suggérer, inventer, laisser libre le lecteur, le prendre par la main, ne pas la lui forcer, il faut respecter, la réalité, l’autre que l’on ressuscite, la mémoire convoquée, morcelée et reconstituée, il faut, il faut, il faut. Se documenter, imaginer qui lira et qui verra où, qui y était, qui sait ici et qui ment là. J’admire. Cet entre-deux entre histoire et littérature, trouver le liant, le ton. Calfeutrer les absences, les béances, pointer le regard sur ce qui est certain, peut-être passer sous silence ce qui l’est moins, mais que ça ne se voit pas, et rien ne se voit dans ce Rien n’est noir qui se dévore, comme il nous dévore, comme nous dévore cette passion amoureuse et folle entre une petite femme de rien du tout et forte en gueule et l’homme grand et plein et immense devenu son monde. Petite lune qui agite son océan, petite dinguerie qui le rend dingue et qu’il rend dingue, l’homme ogre qui mange et remange tous les jolis petits minois qu’il croise. De ces histoires qui ne pouvaient se vivre, ou s’écrire, que sous le ciel brûlant de ce Mexique fantasmé, endiablé. Avalanche de couleurs qui devrait illuminer notre rentrée littéraire, bien que, pour certains, pour beaucoup, cet amour a déjà été su, et lu, ma virginité toute trouvée ayant certainement contribué à l’amour fou que j’ai porté à ce roman.
Le phonographe s’égosille, la bohème ne cesse de débarquer comme des fourmis noires à l’assaut d’une coulée de miel. Tout est gai, tout est politique, tout est tragique. Ça fusille les pudeurs et les tabous. Et après ces longs mois où elle fût couchée de force, les bringues de Tina sont pour Frida le meilleur moyen de se remettre à marcher. Elle qui, à vingt ans se sent vieillie, voudrait respirer à nouveau sa jeunesse, retendre le fil doré de son ancien tumulte, qui ne la faisait jamais se déplacer autrement qu’en une traînée de feux follets, alors au moins ces conversations bruyantes et ces badinages décrassent sa tête, la musique la transperce, vrille ses artères, elle ne peut pas se déchaîner, pas encore, espère-t-elle, mais ça reviendra, cela revient déjà, elle chante tout de même en agrippant n’importe quel camarade par la nuque, parce qu’ils sont tous ses camarades, elle passe de gorge en gosier, attrempée par le mezcal, dont chaque goutte renverse le réel. Frida sait encore boire, elle boit solide sur ses jambes de papier mâché. Elle sait qu’elle ne vivra plus jamais ce sentiment d’avoir vingt ans, ce vertige furieux du corps qui s’adjuge à jamais la jeunesse, mais voilà Tina qui arrive et, en se déhanchant, déesse aux cheveux furieux, se penche à son oreille.
Elle la cherchait partout – Je te cherchais partout, Frida, il y a Diego Rivera qui fait le spectacle à côté, il faut que je te le présente. Il a dix femmes accrochées à ses lèvres et à sa chemise. Tina veut lui présenter Diego Rivera, qui est là ce soir. Frida feint la surprise – Ah oui, non, je ne l’avais pas vu. Tina la prend par l’épaule et l’entraîne à la quête du monstruo. Enfin. Les deux femmes jouent des coudes pour se frayer un chemin dans la bacchanale, Frida se redresse sans y penser, se déploie, comme on se ragaillardit au sortir d’une attente, au fond elle n’est venue presque que pour cela, rencontrer Rivera.
On rêve, on rêve de ces amours-là, de ces tornades passions qui vous soulèvent, vous achèvent, de ce couple improbable qui a chatoyé et enluminé les salons bleus des deux Amériques. On l’entend, le ton rauque de la Frida, petite femme grande comme l’univers, qui l’engloutit coup sur coup comme une simple téquila, qui sur les chaises se lève pour élever de la voix, qui aux chaises fait l’amour comme aux hommes, et aux femmes, qu’elle goûte, pour imiter son maître, pour provoquer son mari, on ne juge pas d’un couple, ni de l’un ni de l’autre, ni de l’un ni sans l’autre, mais on contemple, fascinés, le spectacle qu’ils donnent et la légende qu’ils s’écrivent. Aujourd’hui, tous sont morts, et tout cela finalement, comme dans une bonne blague mexicaine, ne valait rien, ni les larmes qui explosent, les cheveux coupés, les yeux noyés, et tout cela pourtant, ces éclaboussements de vie, ces éblouissements de vie devenus peintures et symboles et récits sous les pinceaux de Frida, restent. Héroïne de tous temps, héroïque héroïne, bravache et repliée, planquée derrière le roc qu’elle choisit et choie, amour et amour propre quand à la lumière elle préfère retrouver son ombre, souffrante dans ses chairs et dans son âme, admirable Frida, admirable ode à la féminité mille fois retrouvée, mille fois réinventée. Fascination, oui, devant cet amour hors-normes, mais sororité, pleine et entière, sans fard. Conclure en esquivant l’écueil facile d’admirer l’histoire et d’en oublier que celle-ci nous est contée, et que ce n’est pas que l’histoire – ici vraie – ici belle – ici forte et intense – qui fait le bon bouquin mais aussi, et souvent, la voix qui la raconte. Le style de Claire Berest, car style il y a, parfois déroute par cette avalanche de virgules, aussi mal placées que les miennes, par ce goût de l’assonance et parfois du mot de trop, du plaisir de la bonne rime au détriment de, mais, soit je me suis habituée, soit ce style collait si bien à cette ambiance flamboyante qu’il s’y est fondu et que je l’ai oublié. Lecture simple, évidente dans le sens parfait du terme. Car oui il y a de belles histoires, mais encore faut-il de bons conteurs.
Éditions Stock – ISBN 9782234086180
À paraître le 21 août 2019