Désherbage – Sophie G. Lucas

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Ai et arpente quelques territoires livresques, librairies, bouquineries, salons du livre. Bibliothèques, rarement. À peine comme référence le magnifique cube de verre étincelant de Lomme, peut-être une ou deux planquées en zone rurale, peut-être un tour ou deux à la BNF en essayant de ne pas glisser sur le bois trop lisse, me souviens par contre de mes questions, lors de rencontres, sur le nombre de bénévoles, essentiels et qui pourtant m’interrogent sur l’idée même de travail, de reconnaissance de celui-ci, de budget, de culture considérée comme un passe-temps et de « métier appris » mis en concurrence avec une « occupation de loisirs ». Ai entendu également qu’un géant du livre projetait d’ouvrir des espaces de vente en leur sein. À peine cette idée me heurte-t-elle, dans le sens qu’elle m’étonne, que je me demande, bibliothèques et librairies sont-elles conciliables, opposées ? Les unes font-elles de l’ombre aux autres ? Dans lesquelles est-il le plus facile de rentrer, un lecteur ayant osé franchir le pas des premières passera-t-il plus facilement l’entrée des secondes (on minore souvent la honte) ? Et quid (oui, oui, quid) de la nécessité d’animer un espace public, par des rencontres notamment, alors qu’il n’y a absolument aucune volonté mercantile ? La culture gratuite pour tous, par tous, d’accord, mais quid (encore) de la situation de la chaîne du livre et de celle, plus préoccupante, des auteurs ? De fil en aiguille, me dire que je connais le nombre de livres qui paraîtront à la rentrée, mais est-ce que je connais le nombre de livres qui seront vendus, est-ce que je connais le nombre de lecteurs, est-ce que je sais quelle quantité de ces livres seront sur les rayonnages des bibliothèques, est-ce que je sais comment ces livres seront choisis, est-ce qu’il y aura une censure, une retenue, une méconnaissance dans ce choix (nous parlons d’argent public) (et la notion de diffusion en bibliothèque reste rare, les SP – services de presse – n’en parlons même pas. Comment faire pour sélectionner des livres que l’on n’a pas lus, qui ne nous ont pas été présentés, où se renseigner, qui fait l’effort de se renseigner. Combien d’argent ont les bibliothécaires à dépenser). Enfin, plus technique, pourquoi est-ce au libraire d’assumer le droit de prêt. Pour terminer, très pragmatiquement, qu’est-ce qui me pousserait aujourd’hui à prendre ma carte de bibliothèque, moi qui consomme quand même quelques kilos de bouquins par an, qu’est-ce que j’aimerais y trouver comme informations que je ne trouverais pas sur internet, aurais-je la patience de chercher parmi des côtes auxquelles je ne comprends rien, arriverais-je à me taire ? Pourquoi est-ce que je n’y vais pas, ou plus, ce qui est plus exact, alors que je me souviens de ce rituel du samedi matin, enfant. Quand ai-je arrêté même d’y aller (partage avec vous ce souvenir d’une Manufacture qui me semblait immense terrain de jeu gamine et qui m’a paru si petite quand j’y suis retournée il y a quelques années. La bibliothécaire, gentiment, m’a posé la main sur le bras : « vous avez grandi, c’est tout. ») ? Toutes ces interrogations, muettes, ne trouvent pas réponse dans le Désherbage de Sophie G. Lucas, répondre n’est pas le propos de ce défrichage, mais quel plaisir de constater que nous sommes au moins deux à nous poser, peu ou prou, à peu près les mêmes questions.

Troisième lieu. Tiers lieu. Le premier lieu est celui de la maison, son chez-soi, le deuxième, celui du travail et enfin, le troisième, le lieu dit social où l’on se réunit, échange, se rencontre. Un concept vulgarisé par Mathilde Servet, en 2009, dans son mémoire d’étude (qui se serait inspirée d’une théorie du sociologue urbaniste américain Roy Oldenburg qui applique cette idée du troisième lieu à bien d’autres espaces). On est en terre sociologique.

« Facilitateur social », « convivialité », « lieu d’épanouissement », « le vivre-ensemble », « endroit neutre gommant les clivages sociaux », « espace d’échanges et de vie » définissent un troisième lieu, et donc, des critères que rempliraient les bibliothèques. Les voilà ainsi bien rangées, classées, répertoriées, analysées. Mais quand on bouge un peu les étagères, l’histoire prend tour à tour des allures de conte, de polar, de roman d’anticipation, d’essai politique, de roman de guerre tant il y a de clivages, voire de lignes irréconciliables, dans la profession même. On touche là un nerf. D’un côté, l’exaspération, le rejet, la consternation, de l’autre, de l’enthousiasme, de l’énergie, de l’envie. La question est loin d’être résolue.

Comme dirait un cher ami, tout est politique. La culture est éminemment politique. L’accès (ou non accès, hein, je ne suis pas totalement naïve) à la culture est une problématique politique. Se poser des questions est un acte politique. La Bibliothèque départementale de Loire-Atlantique a proposé à Sophie G. Lucas, poètesse nantaise, une résidence itinérante dans ses antennes rurales et semi-rurales, et si Désherbage commence par un avant-propos, d’après le Manifeste de l’Unesco sur les bibliothèques publiques, 1994, et si le premier chapitre s’appelle « Feu » et évoque un quartier, nantais, dans lequel des livres se sont enflammés en même temps que la colère, et si le second chapitre s’appelle « À la fin », et pourtant débute le livre, c’est qu’en effet, il y aura beaucoup de politique dans cette restitution, beaucoup de questions, à peine quelques réponses effleurées. Sophie n’infuse pas sa science, même si elle fait infuser en son lecteur quelques problématiques finalement essentielles – le rapport au politique (les « élu.e.s », cette fois), la souffrance au travail, le manque de budget culturel, l’inquiétude devant le temps de lecture qui diminue, quoique, finalement, lire sur écran, c’est toujours lire, la nécessité du changement, le besoin de revenir au fondamental, la joie à l’arrivée du bibliobus, le dépassement, de soi, dans l’acte de lire, la joie d’être plus que soi, dans l’acte de lire. Parfois des oppositions, car Sophie G. Lucas rapporte ce qu’elle a entendu au cours de son périple, le met en forme, poétique, ça va de soi, ajoute sa touche, sa mémoire, ses lectures, dans un espace libre et libre de contraintes, en femme libre, et bienveillante, telle que je l’ai rencontrée. Plus état des lieux que manifeste, contrairement à son formidable Assommons les poètes !, sans doute parce qu’elle n’est cette fois-ci pas sur son territoire, ce qui lui permet de garder une saine distance et une vraie curiosité, Désherbage est bien un essai qui affiche une question sur sa couverture et se garde bien d’imposer une réponse. Peut-être parce que réfléchir collectivement à ce que nous attendons, à ce que nous espérons, à ce que nous tenterons relève également d’un acte politique, fort, qui commence par s’interroger. Ce Désherbage est important, il laisse terre vierge et fertile à toutes les petites graines que nous voudrons bien y planter.

Dans le rapport Orsenna, on chiffre à 27 millions de visites par an en bibliothèque, et dans la moitié de ces visites, on n’emprunte pas mais on est « en proximité d’un livre ».

Bien. Je sens que ces expressions vont m’agacer. Être en proximité d’un livre sans le lire. Quel est l’intérêt ? Même si regarder des rayonnages de livres peut être beau, contemplatif, méditatif. Espère-t-on ainsi qu’un jour la personne « qui vient en proximité des livres » va finir par en prendre un ? Est-ce qu’on n’arrange pas un peu la réalité pour se rassurer ? Car au fond, la question est simple : quel est l’avenir des bibliothèques ? Comment doivent-elles se renouveler pour attirer un nouveau public, et continuer à fidéliser les lecteurs et les lectrices, s’adapter aux nouveaux modes de vie, aux nouvelles pratiques culturelles ? Et comment résister face à la révolution numérique en l’intégrant mais sans se perdre ? S’agissant de nos bibliothèques vertes, qu’elles soient installées dans des bâtiments flambant neufs ou dans des locaux modestes, sont-elles bien adaptées aux demandes du public ?

Dans le département de Loire-Atlantique, et concernant les bibliothèques de villes de moins de 10 000 habitants, en 2016, « 3,4 millions de prêts de documents ont été effectués, en moyenne 18% de la population desservie emprunte des ouvrages, chiffre supérieur à la moyenne nationale estimée à 16% ». Parfois, le taux monte jusqu’à 30% dans des communes. En revanche, il n’existe pas de chiffres sur les usagers et usagères qui fréquentent la bibliothèque sans emprunter. Mais les bibliothécaires du département font le constat qu’un certain nombre ne vient que pour accompagner, consulter des journaux, travailler, utiliser l’espace numérique, assister à une animation, voir une exposition… Il y a bien l’usage d’une bibliothèque comme d’un troisième lieu.

Éditions La Contre allée – ISBN 9782376650096