En balade, en bouquinerie, un regard, un titre, Bataille (pas l’auteur), me marre toute seule, j’achète. Ça tient à rien, parfois, un coup de foudre, et lectrice qui rit, déjà au lit (à lire). Suis donc tombée en amour, derechef, d’une jeune Belge dont j’ignorais deux secondes avant le nom, le prénom, la fonction. Ce recueil de chroniques, qui n’est pas roman, bien que l’œil aiguisé, le sens du détail et l’autodérision totalement assumée d’Aurélie William Levaux transforment sa vie en fiction, entre, d’emblée, dans mon Top 10 personnel, jusqu’à ce que la mort nous sépare. En elle je me suis reconnue, à mille trucs de filles, les exagérations typiques mauvaise foi en veux-tu en voilà, les crises de jalousie infondées et les bouderies enfantines, le désarroi devant les petites complications de la vie quotidienne qui nous laissent autant pantoises qu’interloquées, le rapport aux autres qui n’en finit plus de blesser, de tirailler, d’enchanter. Ma chère auteure a ce côté inadaptée qui la rend totalement craquante, et ce côté totalement impudique qui nous laisse totalement charmés. Comment ne pas la remercier pour les rires, et pour les larmes, comment ne pas la remercier d’écrire tout haut ce qu’on pense (et fait) tout bas.
La baignoire est immense, on pourrait s’y mettre à quatre facile, non, j’exagère, à deux, à deux facile. Ça tombe bien, on est deux. La petite et moi. On prend des bains pour parler. Je mets mes pieds d’un côté, elle de l’autre. C’est dans l’eau qu’on se plaint, elle surtout, en général, tant que l’eau coule, on parle, elle se plaint de ses copines et de sa maîtresse débile, et de tout, et puis elle fait du rap, et je dois lui donner des appréciations pour chaque morceau, et dire lequel j’ai préféré, et puis l’eau devient trop chaude, elle me demande qu’on éteigne le robinet, je ne veux pas, alors elle râle, et je l’éteins. Et puis on se rend compte que la radio disjoncte, et que deux morceaux passent en même temps, Scorpions sur une chaîne, et Rihanna sur l’autre, séparément c’est déjà intenable, alors ensemble, c’est un enfer, je fais couler de l’eau à nouveau. Elle met de la froide, pour boire, et c’est moi qui râle, parce que j’en ai eu plein la jambe. Aujourd’hui, je suis une mère de merde, je suis agonie et désespoir, je suis tristesse et laideur, ce n’est pas elle qui geint, c’est moi, et à mort, je suis le Mur des lamentations. Elle, elle dit que je suis formidable, d’une beauté à couper le souffle, merveilleuse en tous points, et je lui dis que c’est n’importe quoi, et qu’à force d’en rajouter, c’est plus crédible du tout. Je lui demande d’aller éteindre cette putain de radio. Elle veut bien, si on fait un deal, et le deal, c’est qu’alors, je devrais jouer à trouver ce qu’elle cache dans le pot de shampoing vide. Et je dis OK. Alors elle me demande de fermer les yeux, et je ferme les yeux, et je sens que j’ai vraiment envie de mourir.
Aurélie, elle est là, à 100%, là. Une immédiateté au monde, une spontanéité tout en fraîcheur, facile, me direz-vous, ouais, dans la vie c’est facile, sortir une vanne, raconter une histoire en y mettant la forme, le ton, les gestes, faire la moue ou la grimace. La même, à l’écrit, ça tient juste du prodige. Aurélie est drôle, à 150% drôle. Même dans les sujets les plus casse-gueule (la vie ne l’est pas toujours, drôle), tiens, même quand elle nous raconte sa sœur, très lourdement handicapée, qui se gondole dès qu’elle la voit, de concert on se marre, sur des trucs graves, mais du rire sain et bon à partager, parce qu’on peut rire de tout et qu’on n’est pas n’importe qui. Aurélie, c’est la reine de l’anecdote, la reine du petit rien, la championne du déballage. Un dimanche d’ennui avec son mec ? Vider la cave et (évidemment) faire une connerie (l’enfer est pavé de bonnes intentions), ou se faire une virée dans le sex-shop du coin et en ressortir un peu glauque devant ces vieux messieurs très inspirés par Chasse et pêche ? Croiser un exhibitionniste et se retrouver à tenter de le raisonner, élever sa fille en mère célibataire en avouant ses failles, ses agacements, et son immense amour, vouloir rendre service et ne pas comprendre comment en deux semaines le nouveau collègue a réussi à nous piquer notre casier, souffrir du manque de tune, du manque de sécurité, du manque de reconnaissance, la vie, quoi, mais avec l’art de la raconter.
Elle me demande de les rouvrir, mes yeux, et je les rouvre. Et qu’y a-t-il dans le pot de shampoing ? Un élastique. Je le savais. T’as triché, elle m’accuse. Non, je le savais parce que je sais tout, je dis. Je suis médium. Professeur Mamadou. Elle me dit que ce n’est pas drôle. Je savais que c’était un élastique parce qu’il n’y avait qu’un élastique sur le rebord de la baignoire. Voilà. Maintenant, c’est moi qui dois le remplir, le pot de shampoing vide, elle ferme les yeux. Je lui refous son élastique dedans. Ce jeu me tape sur les nerfs. Je me sens atrocement mal. Alors je ne sors pas du bain, et elle non plus. Je sais que j’en reprendrai un autre plus tard, si ça ne va pas mieux, et vu ma gueule, ça n’ira pas mieux. Je suis une mère de merde, une femme de merde, une merde. Ça fait une demi-heure qu’on est dans l’eau. Faut qu’on s’active, je dis, faut sortir, je dis. On ne s’est pas lavées, me rappelle la petite. C’est vrai, ça, on a oublié de se laver, c’est malin. On se lave. Je lui balance le jet de la douche de loin, par-dessous l’eau, en traître. Elle fait pareil, pour se venger, mais en fout partout. Évidemment. Je sors du bain. La petite sort du bain. Pisse dans le bain, puis sort du bain, ou l’inverse. Je lui dis que c’est immonde, qu’elle pourrait enlever au moins le bouchon pour m’épargner de devoir mettre la main dedans. Elle se marre. On remet la radio. C’est Pink Floyd. Je veux vraiment mourir. La petite me prend dans les bras, on danse à poil. Elle me dit qu’elle restera toujours avec moi, toujours, qu’elle ne me quittera jamais. Je lui tape sur ses fesses de noisette. On verra, je dis, cul de noisette. On verra, elle dit, en me tapant sur le cul, on verra, cul de mammouth. L’eau s’en va, avec toutes nos plaintes et gémissements.
Cette fille, ma nouvelle sœur, je vous préviens, y a un risque. Celui que les esprits terre-à-terre la prennent, au mieux pour une gourde, au pire pour une folle (blonde, Belge, et avec un nom d’animal, en plus). Eh bah là direct, je m’insurge, cette fille, ma famille, a tout compris. Compris que l’humour sauve de tout, ou presque, compris que la vie est trop courte pour la prendre au sérieux, pour se prendre au sérieux, compris qu’elle n’est pas qu’un grand bonheur, comme celui qu’on nous impose dans les magazines féminins, que parfois on tombe très, très bas, dans des contrées qu’on est finalement nombreux à visiter, et que parfois on s’emballe et qu’on monte tellement haut qu’on se prend le ciel sur la gueule, compris que l’acte de créer est un acte qui bouffe, que le syndrome de l’imposteur n’attend qu’un clignement d’œil pour se réveiller, compris que les autres, parfois, ne sont juste pas sympa, qu’il y en a qui abusent, qui profitent, qui trahissent, mais qu’en fait, dans son ensemble, on est tous plutôt fragiles et forts à la fois, clairement tous sur le même bateau. Cette fille, mes amis, elle fait du bien, elle déculpabilise, elle décomplexe, elle fait la partie du chemin qu’on n’ose pas toujours faire tout seul, elle tient la main et ose demander qu’on lui tienne la sienne, elle tend la main et, vraiment, je ne peux que vous inciter à la prendre et à vous offrir un beau cadeau d’humanité.
Éditions Cambourakis – ISBN 9782366244137