Bleuets – Maggie Nelson

bleuets

Changement de couleur pour Maggie Nelson qui, après Une Partie rouge, nous revient avec une pleine brassée de Bleuets. Même procédé, un point de départ, la mort de sa tante laisse place au bleu, et une envolée tantôt philosophique tantôt pragmatique de notes éparses, qui se répondent, ou non, mais filent néanmoins une certaine logique personnelle. Très vite, à demi-mots, le bleu devient blues, et l’amour avorté ricoche pour nourrir l’obsession, étonnante, de prime abord, pour une couleur. Mais la récurrence s’adapte parfaitement aux états d’âme de l’auteure, et le prétexte se fait chatoyant quand il sert à déployer une telle palette d’émotions. Car si Maggie Nelson, toujours aussi sensible, semble se claquemurer dans un intellectualisme affirmé (affecté ?) pour chasser la douleur, pour cacher la douleur, ce joli texte vibre pourtant à l’unisson avec les cœurs – rouge passion – qui le liront. Maggie Nelson m’interroge, je ressors de ses textes frustrée et la tête vide de mille informations que je n’ai pas su retenir, intérêt de politesse sur l’instant, parfois un peu plus, une pensée qui rebondit, m’interroge sur sa façon de créer de la littérature qui n’en est pas, m’exaspère – jalouse je suis – d’avoir l’idée, d’oser, de prendre le temps de, m’ennuie quand mille autres lectures se bousculent sur ma table de chevet, et pourtant me laisse une tendresse, et une curiosité jamais véritablement assouvies. Curieuse, je le suis aussi, quand relisant ma chronique d’Une Partie rouge, je la découvre plutôt positive, et à peine effleurée, alors que je clame ne pas l’avoir aimé. Serait-ce l’envie, serait-ce la pudeur qui me freinent quand j’y réfléchis. Bref.

1. Et si je commençais en disant que je suis tombée amoureuse d’une couleur. Et si je le racontais comme une confession ; et si je déchiquetais ma serviette en papier pendant que nous discutons. C’est venu petit à petit. Par estime, affinité. Jusqu’au jour où c’est devenu plus sérieux. Jusqu’au jour où (les yeux rivés sur une tasse vide, le fond taché par un excrément brun et délicat enroulé sur lui-même pareil à un hippocampe), je ne sais comment, ça a pris un tour personnel.

2. Je suis donc tombée amoureuse d’une couleur – la couleur bleue, en l’occurrence – comme on tombe dans les rets d’un sortilège, et je me suis battue pour rester sous son influence et m’en libérer, alternativement.

3. Qu’en est-il ressorti ? Une illusion choisie, pourrait-on dire. Que chaque objet bleu soit une sorte de buisson ardent, un code secret destiné à un seul agent, une croix sur une carte trop vaste pour être entièrement déployée mais qui contiendrait tout l’univers connu. En quoi les lambeaux bleus des sacs-poubelles pris dans les branchages ou les bâches bleu vif battant au-dessus de n’importe quel étal de poissonnier à travers le monde sont-ils, par essence, les empreintes de Dieu ? Je vais tenter de l’expliquer.

Bleuets est donc déclinaison sur un thème abstrait, et dans le même temps concret (sans entrer en philosophie, l’auteure le fait bien mieux que moi, la couleur, par définition existe, et n’existe pas, n’existe que parce qu’on la voit). Bleuets est sorties de route, Bleuets est extrapolation, Bleuets est érudition, Bleuets est élucubrations. Intelligent, vif, pertinent, Bleuets se pioche comme un annuaire des choses qu’il fait bon savoir, et pourtant Bleuets se pense et se reçoit dans sa globalité, car le fil – rouge – même dissimulé – se déroule et s’enroule autour du chagrin de Maggie Nelson. J’aime, que j’aime l’idée de cet amour qui se dissout dans la concentration et la page désormais blanche qui se remplit de notes studieusement numérotées. Ai malheureusement perdu la référence de qui disait que – pour passer un message – il fallait l’englober dans des émotions. Maggie Nelson tente l’impossible contraire, camoufler ses émotions sous des dehors austères, voire brutaux – la baise – et c’est pourtant par l’émotion qu’elle retient l’attention du lecteur et avec lui partage son humanité souffreteuse et intellectualisée. Nul paradoxe là-dedans. Mais une expérience particulière.

4. J’admets avoir été solitaire, peut-être. Je sais que la solitude peut produire de ces embrasements douloureux, une douleur qui, si son feu brûle assez fort, assez longtemps, peut entement stimuler ou provoquer – faites votre choix – une appréhension du divin. (Ce qui devrait éveiller les soupçons.)

5. Mais commençons par évoquer un genre de cas inverse. En 1867, après une longue période de solitude, le poète Stéphane Mallarmé écrit à son ami Henri Cazalis : « Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s’est pensée, et est arrivée à une Conception Pure. Tout ce que, par contrecoup, mon être a souffert pendant cette longue agonie est inénarrable. » Pour Mallarmé, son agonie est un combat qui s’est tenu sur « l’aile osseuse » de Dieu. Mallarmé, éreinté mais satisfait, parle de sa « lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu ». Mallarmé finira par remplacer « le ciel » par « l’Azur » dans ses poèmes pour en gommer les connotations religieuses. « Heureusement, je suis parfaitement mort. »

6. L’océan en demi-cercle d’un bleu turquoise aveuglant est la scène primitive de cet amour. La réalité de ce bleu rend ma vie remarquable, ne serait-ce que parce que je l’ai vu. J’ai vu de si belles choses. Je me suis trouvée parmi elles. Sans autre choix. Hier, je suis retournée sur les lieux et, une fois de plus, me suis dressée sur la montagne.

Expérience aussi que de parler de ce texte, à l’identique de ce que j’avais fait pour Une Partie rouge, sans trop me fouler, je pourrais énumérer ce que vous y trouverez, quelques amuse-bouche pour vous donner l’envie, exciter votre appétit. Au plus simple, je pourrais dire qu’il s’agit d’une fille qui cache ses bleus derrière une énumération des occurrences de cette couleur dans différentes encyclopédies, littéraires, religieuses, scientifiques, jouant des liens et des liants, d’une petite fille qui ravale ses larmes pour la jouer grande, disant non, j’ai pas mal, la preuve, je pense encore, je réfléchis encore, j’écris encore. Au plus énigmatique je pourrais dire qu’il s’agit d’une sorte d’ovni, qui se pose sur notre nez et dont on ne sait trop quoi faire, où le ranger, où le classer, mais qui nous titille et nous agace et nous passionne. Au plus exalté avouer qu’il est de ces livres qui se gardent, car on les ouvre, puis les ouvre à nouveau, voulant retrouver la logique qui très vite se perd dans la mémoire, comme celle d’une équation mathématique un peu complexe. Dire que c’est un petit bouquin qui en contient cent, punchline de mauvaise vendeuse, ou une curiosité dans laquelle chacun devrait trouver, au moins un peu, son compte, blabla de chroniqueuse pressée. À tout avouer, dire que Bleuets est de ces livres qui ne se partagent pas, car il est infiniment personnel, qu’il ouvre des champs, qu’il créé des perspectives, qu’il décille les yeux et fait penser que, pour le peu qu’il nous en reste, ça serait tout de même bien de le prendre, le temps d’apprendre et le temps d’écrire, le temps pour aimer et le temps pour s’aimer, le temps avec et le temps sans, le temps bienvenu du silence et de la solitude. Voilà, c’est ça Bleuets, un tout petit bouquin qui vous fait penser un tout petit peu plus loin.

Éditions du sous-sol – ISBN 9782364683662 – Traduction (américain) de Céline Leroy

À paraître le 14 août 2019