La Clé USB – Jean-Philippe Toussaint

La clé USB

Jean-Philippe Toussaint est de ces grands et beaux auteurs que je ne peux m’empêcher de rapprocher de Patrick Modiano. La même dignité, la même subtilité, la même émotion, les mêmes atmosphères éthérées et sens du mystère. Jean-Philippe Toussaint, une fois encore, nous prouve son grand et beau talent, et c’est – étrangement apaisée – que je viens de terminer ce bouquin au titre si saugrenu, La Clé USB. J’y suis pourtant entrée agacée, mais titillée, histoire alambiquée d’histoires de cybercriminalité et de manipulations mondiales, Europe, géopolitique, sous fond de blockchains et de machines à miner (??). Wikipédia est parfois d’une aide précieuse, mais j’ai eu beau m’acharner, pas certaine d’avoir totalement compris les tenants et les aboutissants, le fonctionnement de ces économies virtuelles basées sur des résolutions à grande échelle, et de collaborations qui vrillent parfois, trahisons (même – surtout ? – dans son identité numérique, l’homme reste homme). Qu’importe, à vrai dire, l’auteur mène son récit de telle sorte qu’une fois ferrée, il était totalement hors de question que je le lâche, suivant et poursuivant Jean Detrez dans sa quête et sa tentative d’élucidation d’un complot qui ressemble fort à une arnaque internationale. À noter néanmoins, car il est toujours bon d’apprendre quelque chose, que le poste qu’occupe le héros au sein de la Commission européenne, expert en prospective stratégique, en dit assez pour ouvrir l’imaginaire et la réflexion, la littéraire matheuse y trouve son compte.

Un blanc, oui. Lorsque j’y repense, cela a commencé par un blanc. À l’automne, il y a eu un blanc de quarante-huit heures dans mon emploi du temps, entre mon départ de Roissy le 14 décembre en début d’après-midi et mon arrivée à Narita le 16 décembre à 17 heures 15. On ne sait jamais tout de la vie de nos proches. Des pans entiers de leur existence ne nous sont pas accessibles. Il demeure toujours des zones d’ombre dans leur vie, des blancs, des trous, des absences, des omissions. Même chez les personnes qu’on croit le mieux connaître, il subsiste des territoires inconnus. Mais chez nous-mêmes ? N’est-on pas censé tout connaître de notre propre vie ? Ne doit-on pas être tout le temps joignable, par téléphone, par mail, par Messanger ? N’est-on pas tenu maintenant d’être localisable en permanence ? N’est-il pas indispensable, quand on voyage, que nos proches sachent à tout moment où nous nous trouvons, dans quel pays, dans quelle ville, dans quel hôtel ? Ce qui m’est arrivé pendant ces quarante-huit heures, où personne de ma famille ni de mon environnement professionnel ne savait où j’étais, n’était pas une de ces disparitions volontaires, comme il en survient plusieurs milliers chaque année en France.

Jean-Philippe Toussaint, contrairement à sa lectrice, maîtrise son sujet et ne fait pas l’affront de le prémâcher tout en évitant aussi de se la jouer hermétique, les initiés parlent aux initiés. Et qu’importe, à nouveau, le décor. L’écriture se fait déliée et file sous les yeux sans aspérités, parfaite, impeccable, ni légère ni pesante, totalement juste. L’homme, seul, lui chargé d’envisager l’avenir qui se décide à vivre son présent, pour une fois aurait-on tendance à penser, à jouer avec le feu, pour la première fois aurait-on – aussi – tendance à penser, est par contre assez granuleux pour nous donner envie de gratter. Par une voix qu’on ne peut s’empêcher d’identifier à celle de l’auteur, il décrit simplement les circonvolutions de son raisonnement, ses déplacements, ses questionnements. Mais qu’importe, enfin, car le bitcoin sert de leurre qui cache le vrai sujet de ce roman, le numérique est la forêt qui camoufle la réalité, dans son infinie simplicité et sa simple brutalité, celle qui va finir par rattraper le narrateur.

Ce n’était pas non plus une de ces amnésies passagères, un trou de mémoire, une éclipse fugitive de la conscience due à l’abus d’alcool, quand, après une soirée trop arrosée, on ne se souvient plus au réveil des événements de la nuit, qui nous réapparaissent dans les vapeurs de notre mémoire embrumée, comme si les choses que nous avions vécues la nuit précédente (et parfois les plus voluptueuses, comme une aventure sexuelle éphémère), étaient advenues malgré nous et avaient par la suite été effacées de notre mémoire. Non, je n’ai souffert d’aucune amnésie de cette sorte pendant ces quarante-huit heures. Au contraire, je me souviens de ces deux jours avec netteté et précision, certaines images me reviennent même avec une clairvoyance hallucinée. Mais il y a ce blanc, ce blanc volontaire dans mon emploi du temps, cette parenthèse occulte que j’ai moi-même organisée en gommant toute trace de ma présence au monde, comme si j’avais disparu des radars, comme si je m’étais volatilisé en temps réel. Je n’étais, pendant quarante-huit heures, officiellement, nulle part – et personne n’a jamais su où je me trouvais.

Il était dit, avant, qu’on fuyait le tangible dans des réalismes frelatés, et peut-être qu’aujourd’hui le virtuel tend à grignoter le réel, mais un homme qui fuit est un homme qui fuit, et un homme qui veut s’oublier, dans des quêtes vides de sens (pour parler vrai) ou dans un travail qui déborde de ses prérogatives, reste un homme qui veut s’oublier. Peu de chances, pourtant, que la vie, elle, nous oublie. La Clé USB est ce beau et grand roman, qui laisse en le refermant la certitude d’avoir suivi un chemin qui mène à l’essentiel. Un roman « tout en faits », l’histoire d’un homme droit, calme, presque austère, presque muet, un homme qui débute son récit en disant qu’il s’est accordé un « blanc », quarante-huit heures d’absence, à lui ou aux autres ?, un recueillement, et un roman riche pourtant d’une émotion, d’émotions, si humanistes, si universelles qu’on ne peut que saluer le talent, l’audace, la liberté, qui permettent à un écrivain de, mine de rien, nous parler des grandes choses en faisant semblant de s’attarder sur les petites. Détourner le regard, le nôtre et celui Jean Detrez, l’art du magicien.

Éditions de Minuit – ISBN 9782707345592

À paraître le 5 septembre 2019