L’Attrapeur de rats – Alexandre Grine

9782882505750

Aux amoureux de Dosto, Gogol, Tchekhov et tous les autres, gourmandise et délectation, Alexandre Grine s’offre à vous grâce aux bons soins de Vera Michalski qui a eu l’excellente idée de consacrer une nouvelle collection, La Bibliothèque de Dimitri, aux perles dénichées par Vladimir Dimitrijevic, éditeur fondateur de L’Âge d’homme. Inimitable et inestimable littérature russe, âme unique et écriture savoureuse. On s’y vautre avec raffinement, heureux de retrouver ce style hors du temps et ces hommes âpres, aux vies rugueuses et aux cœurs délicats. Et cet Attrapeur de rats ne fait pas exception, lui qui comptera désormais parmi mes références. Il y a du Kafka dans ces pages, mais sans aller trop vite, marquons le pas devant cet homme qui de faim se meurt, Patrograd, 1924, la disette règne et les courants d’air envahissent les logements précaires, survivre en vendant contre quelques miettes de pain les livres aimés, faucher dans les greniers les bouts de bois qui assureront quelques degrés supplémentaires. Et, sur la place, au grand vent, se laisser toucher par la main délicate qui rafistole le col. J’aime ces ambiances et ces mots qui se goûtent et se méritent, j’aime d’autant plus ce qui va suivre.

Le froid et la neige fondante qui tournoyait au-dessus de la foule, formant au loin des nuages de blanches étincelles, donnaient au tableau un aspect détestable. L’épuisement et les morsures du froid irradiaient chaque visage. La chance ne me souriait pas. Je traînais depuis plus de deux heures, et trois personnes seulement m’avaient demandé mon prix pour les bouquins, et encore avaient-elles trouvé qu’il était exorbitant d’exiger en échange cinq livres de pain. Cependant la nuit commençait à tomber – circonstance au plus haut point défavorable à la vente des livres. Je montai sur le trottoir et m’adossai au mur.

À ma droite se tenait une vieille femme en burnous, coiffée d’un antique chapeau noir orné de perles de verroterie. Branlant du chef d’un mouvement mécanique, elle tendait aux passants de ses doigts noueux une paire de bonnets d’enfant, des rubans et un petit paquet de cols jaunis. À ma gauche, une jeune fille, de sa main restée libre, serrait sous son menton un douillet fichu gris. D’une allure assez dégagée, elle proposait la même marchandise que moi, des livres. Ses petits escarpins, tout à fait présentables, sa jupe tombant tranquillement sur ses pieds (si différente en cela de ces frivoles cotillons coupés au genou dont s’affublaient à l’époque jusqu’aux vieilles dames), sa jaquette en drap, ses mitaines confortables à l’ancienne mode, laissant apparaître par les trous le potelé de ses doigts nus ; sa manière de lever les yeux sur les passants sans sourire ni imploration et d’abaisser parfois d’un air pensif ses longs cils vers les livres ; sa façon de les tenir, ces livres, et de gémir avec un soupir contenu lorsqu’un passant, après un coup d’œil sur ses mains puis sur son visage, s’éloignait d’un air interloqué, en fourrant des graines de tournesol dans sa bouche – tout cela me séduisit à l’extrême et j’eus comme l’impression que le marché s’était même quelque peu réchauffé.

Touché par le typhus, l’homme au loin est emporté. Sort-il seulement de son lit ou est-ce le délire qui le gagne, à son départ de l’hôpital le voilà en quête d’un nouvel endroit où se réfugier, son appartement ayant été réquisitionné pour un plus grabataire que lui. On lui confie une combine, à lui les deux cent soixante pièces, vides et calmes, de l’ancienne Banque centrale, désertée, à peine jonchée par ces milliers de registres, soudain inutiles, comme preuves d’une société qui n’a fait que bruire. Seul à lui-même, l’est-il seulement, les armoires s’emplissent de mille trésors et les couloirs résonnent de voix qui le malmènent. Alors l’envie d’appeler celle qu’il a croisée, dont il a perdu le numéro, miracle le téléphone le met en relation, la fée électricité se joue des tours. Dans ce piège qui se resserre et cette réalité trop belle qui se fendille, difficile de ne pas penser à l’absurdité d’un certain Château ou à la référence au joueur de flûte et à ses charmes ravageurs. Mais qui est donc L’Attrapeur de rats, et qui donc veut sa peau… On se laisse emporter, par la grâce de l’écriture, et ce long rêve éveillé si étrange, de ceux qui laissent marques et fracas lorsque le livre se referme. Mais sous couvert des mots, les Russes toujours racontent et dénoncent et peignent.

De l’autre côté de la cloison vivait une blanchisseuse. Des jours entiers j’écoutais besogner ses mains puissantes dans le cuvier : c’était comme la méthodique mastication d’un cheval. Souvent, au cœur de la nuit, dans la même pièce, la machine à coudre crépitait, telle une horloge en folie… La table nue, le châlit dégarni, un tabouret, une tasse sans soucoupe, une poêle à frire et une bouilloire dans laquelle je faisais cuire mes pommes de terre… Mais assez de ces évocations. Le génie du terre à terre se détourne souvent du miroir que lui présentent avec application des gens irréprochablement instruits et qui étalent leurs grossières élucubrations dans la nouvelle orthographe avec autant de succès que naguère dans l’ancienne.

La nuit venue, je me souvins du marché et j’évoquai vivement tous les événements en examinant mon épingle. Carmen n’avait pas fait grand-chose : une simple fleur jetée à un soldat indolent. Dans mon cas, ce n’était guère plus. Depuis longtemps, je méditais sur les rencontres, les premiers regards, les premiers mots échangés. Ils restent dans la mémoire, et leur trace est profonde si la juste mesure n’a pas été dépassée. Il y a la pureté immaculée des instants marquants, ceux que l’on peut traduire intégralement par des vers, sur une toile. Ce sont eux qui dans la vie se trouvent à l’origine de la création artistique. Cet événement authentique, forgé dans la simplicité sereine d’un ton naturellement juste, c’est lui que nous appelons à chaque instant de tout notre cœur, car il est empli d’une magique séduction, tant est grande dans sa brièveté la plénitude de la mélodie qui s’en dégage alors.

Court texte dont finalement l’histoire importe peu, L’Attrapeur de rats signe surtout les retrouvailles avec une ambiance qui n’appartient qu’à une langue. Batailler quelque peu et se délecter d’un ton et d’une imagination à nul autre pareils, et se réjouir par avance de s’accorder à l’avenir plus de temps pour lire, relire, découvrir les classiques. À qui m’avouait, se reconnaitra si veut, ne pas savoir ce qu’est le style, après réflexion ma seule réponse tient dans ces rencontres, indicibles et pourtant identifiables, une saveur, une tonalité, la magie de l’agencement de ces 26 lettres qui par passe-passe deviennent identité, patte, élégance. On entre en littérature russe comme on entre dans un Modiano, un Duras ou la correspondance de Cassady, en sachant exactement ce qu’on vient y chercher et exactement ce qu’on y trouvera. Pour ma part réconfort devant cette langue élaborée mais non hermétique, rempart contre la simplification qui dépouille nos vocabulaires et nos échanges, mystère devant ce très sérieux qui s’autorise toutes les rêveries, et quelques cauchemars, les prônant aussi vrais que les plus vraies de nos errances, force de ces âmes qui affrontent l’absurdité des systèmes et des guerres qui affament, qui abîment, et entre les cicatrices et les joues creuses la douceur des yeux, qui jamais n’implorent mais toujours aiment encore. Beauté des âmes, grandeur de l’imagination, les auteurs russes ont (carrément) la classe.

Éditions Noir sur Blanc – ISBN 9782882505750 – Traduction (russe) de Paul Castaing