Objet trouvé – Matthias Jambon-Puillet

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En plein tri pré-apocalyptique de la rentrée littéraire, tomber sur un Objet trouvé que je n’avais pas eu le temps d’ouvrir jusqu’à présent (un an, donc). Pourquoi la première phrase, des plus sommaires, Nadège n’a pas toujours aimé le sexe au réveil, pourquoi la quatrième qui annonce la disparition d’un futur époux à la veille de son mariage m’interpellent. Et pourquoi pas. Joyeuse nouvelle, un livre peut donc avoir une durée de vie supérieure à trois mois, bien que – il faut l’avouer – la notion de hasard entre ici pour bonne part dans mon choix de lecture, à peine me suis-je souvenue en le lisant d’une pseudo-buzz-polémique sur mon fil Facebook au moment de sa parution, polémique doublement idiote puisqu’elle extirpait une scène d’un contexte psychologique diablement plus complexe et qu’elle avait l’inconvénient majeur de dévoiler en grande partie la fin. Bref. Matthias Jambon-Puillet signait donc en août 2018 son premier roman, fruit d’intenses recherches qui auraient pu lui coûter sa Chloé. Il est vrai qu’on ne se promène que rarement sur des sites fétichistes par erreur, il est vrai également que cette balade de santé a donné naissance à une histoire tout en délicatesse, délicieuse réécriture de la vieille comme le monde dialectique du maître et de l’esclave. Un univers bien loin du sordide que l’on peut imaginer, qui peut s’offrir à quasiment tous les yeux, même chastes, et à tous les cœurs que les notions de liberté, d’amour et d’humanité intéressent.

Cette femme s’est parée pour quelqu’un. On ne se ligote pas dans du cuir en plein été pour s’accorder un plaisir solitaire. Thibault se dirige vers la dernière porte restée close, qu’il suppose par déduction être celle de la salle de bains. Il pousse la poignée, quelque chose gêne, un poids mort. Thibault donne de l’épaule contre le bois ; la porte s’ouvre sur la chute molle d’un corps. Sur le carrelage, un jeune homme nu de la tête aux pieds, les muscles dessinés et les courts cheveux bruns bien coiffés. Il respire, avec lenteur et difficulté, mais sa poitrine à lui est bel et bien animée. Une fois rassuré par plusieurs expirations successives de l’endormi, Thibault s’attarde sur les détails : l’homme est menotté dans le dos par deux épais bracelets en cuir cadenassés l’un à l’autre. La disposition de ses jambes est peu naturelle. Un fourreau en plastique incurvé lui comprime le sexe, cage de chasteté maintenue en place par un autre cadenas, plus petit. Le pompier est déjà intervenu sur des scènes d’expérimentation sexuelles soldées par un échec, c’est d’ailleurs un passage obligé dans le métier, mais il n’a jamais rien observé d’aussi élaboré.

Marc entre à peine dans la vie, la vingtaine, que celle-ci lui semble déjà toute tracée, par d’autres. Ce bébé non désiré, fruit d’une relation épanouie et d’un désir un peu trop ardent qui n’a pas pris le temps de se protéger, signe la fin de ses études et le début de son mariage. L’homme qu’il se doit d’être devenu, dans le regard de ses proches, du moins dans celui de ses parents, intrusifs, accepte en baissant les yeux le sort qui est le sien. La menuiserie pour gagner sa vie, un enterrement de vie de garçon comme ultime espace de liberté. Sauf qu’il y a des nuits où tout déraille, s’invite sur la péniche lyonnaise une ancienne amoureuse trop vite esquivée, jamais oubliée, et à sa suite le jeune homme prend le large. Il n’aurait pas été le premier à trébucher avant de faire le grand saut, problème : au réveil Marc se retrouve attaché. Menottes de pacotille qui ne résisteraient pas à un zeste de force, à un soupçon de volonté, Marc serait-il dénué des deux, ou serait-ce autre chose qui le lie ? Intéressante (passionnante !) réflexion sur le BDSM, sa psychologie, la liberté, tout le poids que l’on nous colle sur les épaules et qu’on a tous plus ou moins consciemment envie d’envoyer balader, Objet trouvé parle d’abandon, à tous les sens du terme.

Nadège n’entend plus. Elle laisse le combiné face contre le carrelage dans l’espoir de le faire taire. Recroquevillée contre la commode, les bras noués autour du corps, ongles plantés dans la peau, elle dodeline d’avant en arrière. Elle a l’impression d’inspirer du vide, que ses poumons s’emplissent peu à peu de néant. Sa respiration est frénétique, ses dents serrées. Elle n’arrive pas à pleurer. À côté, le bruit d’une clef qu’on tourne dans la serrure, la poignée qui s’abaisse, un enfant qui s’esclaffe. Le bruissement du plastique des sacs de courses qu’on pose dans l’entrée, le trousseau sur la table de la cuisine. Les sons sont lointains, déformés par l’adrénaline qui ralentit tout, comme jusqu’à figer le temps. C’est impossible. Les garçons arrivent, ils vont la voir et il faudra leur dire. Nadège voudrait pouvoir arrêter de se balancer avant d’être surprise ainsi, elle voudrait être digne. Alors elle contracte tous ses muscles, pousse son corps dans cet unique but, retrouver un semblant de composition. Elle n’en est pas capable, les nerfs ne répondent pas, elle ne contrôle plus rien. Au sol le téléphone continue à appeler son nom.

Car c’est par un autre biais que s’ouvre ce roman. Si Marc est parti, d’aucuns sont restés, à l’attendre, sans nouvelle, sans savoir si la vie ou la mort, sans pourquoi ni comment. Et quand Nadège, devenue mère, apprend que son ex-futur-mari vient d’être retrouvé, à l’agonie, près du corps d’une femme toute de latex vêtue, Nadège qui avait péniblement au cours de ces trois années de silence reconstruit un précaire équilibre, Nadège vacille. C’est un sujet brûlant auquel s’est attaqué Matthias Jambon-Puillet et il est difficile d’en parler sans faire penser que règne entre ces pages une certaine obscénité, l’horrible obscénité des faits-divers qui réduisent des trajectoires de vie à quelques résumés blafards et difficilement éclairants. Mais l’auteur a ici la chance d’avoir 200 pages pour raconter, pour peaufiner ses portraits psychologiques avec justesse, et avec un ton posé bien éloigné des flonflons vulgaires. À peine pourrait-on reprocher une once de naïveté ou de candeur, bien que sur le papier la logique de chacun, et de tous, les uns vis-à-vis des autres, est absolument sans faille. Comme une résolution mathématique qui supporterait sans douleur sa démonstration. Et si je parais, enfin, vous en avoir dit beaucoup, sachez qu’il en reste encore plus à découvrir, car ce n’est pas sur les faits que se pose le suspens, mais bien sur les motivations, choix et non-choix de ces dames et messieurs tout-le-monde.

Éditions Anne Carrière – ISBN 9782843379215