Avoue que t’en meurs d’envie – Kristen Roupenian

Avoue que t'en meurs d'envie

Heureux mélange entre l’ambiance légère de Sex & The City et l’univers terrifiant de Stephen King, espérons que Avoue que t’en meurs d’envie trouve son public à la rentrée, bien que souffrant d’un problème de taille (en France) : il s’agit d’un recueil de nouvelles. Et, accessoirement, de l’un de mes gros coups de cœur. Tout a commencé par la publication dans le New Yorker de Cat Person, une histoire dans laquelle une très jeune femme se retrouve à passer la nuit chez un trentenaire sur lequel elle a fantasmé, qu’elle a ouvertement dragué, avant de se rendre compte – arrivée dans son lit, après quelques verres de trop – que, vraiment, la bedaine poilue n’a rien d’excitant, les commentaires salaces non plus. Maldonne. Mais comment refuser ? « C’était plutôt qu’insister pour qu’ils s’arrêtent maintenant, après tout ce qu’elle avait fait pour qu’ils aillent plus loin, lui aurait donné l’air d’une gamine gâtée, impulsive, comme si elle avait commandé quelque chose au restaurant pour finalement changer d’avis une fois le plat servi. » Une métaphore simple pour raconter une situation complexe, la fameuse « zone grise du consentement ». Car si l’héroïne essaye de se convaincre qu’il y a de l’humour à se donner à un si piètre amant, la culpabilité, l’angoisse, le dégoût, le sens des conventions handicapantes se lisent entre les lignes. Et rompre sans y laisser de plumes sera en soi un défi. Coupable ou victime ? LA question. Toutes celles, et tous ceux, qui ont, de près ou de loin, vécu cette expérience se sont reconnus dans les mots et l’approche faussement innocente (au début, ensuite ça se corse) de Kristen Roupenian. Résultat : carton plein, renommée immédiate, largement méritée.

Notre ami est venu à la maison l’autre soir. Son horrible copine et lui avaient enfin fini par rompre. C’était sa troisième rupture avec cette fille, mais il soutenait que cette fois c’était la bonne. Il a fait les cent pas dans notre cuisine, passant en revue les dix mille petites humiliations et tourments qui avaient marqué leurs six mois de relation, tandis que nous nous affairions avec des cris apitoyés et nous composions des figures pleines de compassion. Quand il est allé aux toilettes pour se reprendre, on s’est affalés l’un contre l’autre en levant les yeux au ciel, chacun faisant mine de s’étrangler et de se tirer une balle dans le crâne. Je ne sais pas lequel a fait remarquer qu’écouter notre ami se lamenter sur les détails de sa rupture, c’était comme écouter un alcoolique pleurnicher sur sa gueule de bois : certes, la souffrance était indéniable, mais bon sang, c’était vraiment dur d’éprouver de la compassion pour quelqu’un d’aussi à côté de la plaque sur les causes de ses propres problèmes. Combien de temps, on s’est demandé, notre ami allait-il continuer à sortir avec des personnes horribles, pour ensuite faire mine d’être surpris quand elles le traitaient de façon horrible. Puis il est sorti de la salle de bains et nous lui avons préparé son quatrième cocktail de la soirée, et lui avons dit qu’il était trop bourré pour rentrer en voiture, mais qu’il pouvait rester dormir sur le canapé.

Cette nuit-là, au lit tous les deux, on a parlé de notre ami. Ça nous faisait râler : notre appartement était trop petit, on ne pouvait pas coucher ensemble sans qu’il entende. On devrait peut-être le faire quand même, nous nous sommes dit : ce sera ce qu’il aura vécu de plus proche d’une partie de jambes en l’air depuis des mois. (La privation de sexe avait été l’un des stratégies de manipulation de l’horrible copine.) Peut-être que ça lui plairait.

Dans Cat Person se trouvent tous les talents et tous les ingrédients que l’auteure a l’art de distiller au fil des pages, s’accordant de temps en temps une incartade dans le fantastique, ce qui lui sert encore à peindre avec une justesse étincelante la petite cruauté des rapports humains et l’infini individualisme qui règne aujourd’hui. Perverses, elles le sont ces petites fables contemporaines, poussées jusqu’à leur point ultime, elles grattent, le tout sous couvert d’un vernis rose bonbon très fifille qui ne demande qu’à se craqueler au moindre coup d’ongle. On se croirait en terrasse, lunettes de soleil sur le nez, cocktail à la main, mini-jupe de rigueur, à écouter les confidences d’une copine toute jolie. L’instant où un grand froid nous saisit en plein cœur de l’été, sérieux, elle n’a pas fait ça ?! Sourire qui se fige, envie de vomir. Et grand éclat de rire en guise de parade. J’assume ma dualité, ce recueil ne manque pas de drôlerie, souvent méchante, bien que je prône l’humanisme, je jubile. Eh ouais.

Les filles de la classe de sixième étaient des pestes, et tout le monde le savait. Tous les enseignants de l’école primaire de filles de Butula avaient une histoire à raconter sur la classe de sixième : la fois où les filles avaient enfermé une professeure dans les toilettes des garçons pour la nuit. La fois où elles avaient entraîné toute l’école dans une grève sur le tas parce qu’on leur avait servi du githeri à la cantine pendant dix jours d’affilée. L’incident de la chèvre dans le placard à fournitures. Quand ils apprirent qu’on avait attribué la classe de sixième à Aaron, le volontaire américain des Peace Corps, tous les enseignants se mirent à lui adresser des regards compatissants en le croisant dans le couloir, et l’une des plus jeunes était tellement désolée pour lui qu’en évoquant le dilemme auquel il était confronté, au réfectoire avec les collègues, elle fondit en larmes.

Mais quand Aaron supplia l’enseignante de lui donner des tuyaux sur la manière de gérer les filles, elle ne put répondre que, avec un soupir fataliste : « Il n’y a pas moyen de les gérer, celles-là. Elles ont le diable au corps, et il n’y a rien à faire à part… » Elle fouetta l’air de la main en guise de démonstration.

Tchac.

Le titre en guise de mise en bouche, cette pseudo question à laquelle il est impossible de répondre non (pour mille raisons), et à laquelle les personnages vont tous être amenés à acquiescer, une lueur fugace très provoc’ dans le regard. Car notre sadique Kristen excelle à les mener dans des situations où la notion de choix est primordiale, et où la décision semble courue d’avance. Comme cet homme, un peu paumé mais pas fondamentalement mauvais, qui tergiverse à frapper cette rencontre d’un soir qui le supplie de lui mettre son poing dans la figure, un coup de pied dans le ventre, condition sine qua non pour qu’elle puisse s’envoyer en l’air, ou cette vieille amie anciennement pétrie d’amour qui va s’acharner à réaliser le fantasme de son ancienne copine d’école pour sa soirée d’enterrement de jeune fille, avant de réaliser que… Citons encore ce couple « d’amis » qui vont faire de leur copain dépressif un joujou malléable à merci. C’est amusant, et puis ça ne l’est plus. Mais la machine est lancée et rien ne pourra l’arrêter. Jalousie, avidité, égoïsme, la fresque est chatoyante et foutrement réaliste, tant et tant que j’en redemande, ravie de retrouver dans chacune de ces histoires une situation inédite et dans l’ensemble une cohérence impeccable. Si tous nos vœux pouvaient être exaucés, serait-ce vraiment la meilleure partie de l’humanité qui serait révélée ? Les contes de l’Américaine laissent à penser que non, donnez un manuel de sorcellerie à une ingénue étudiante et regardez ce qu’il se passe.

Éditions NiL – ISBN 9782841119912 – Traduction (américain) de Marguerite Capelle

À paraître le 22 août 2019