Les livres de la rentrée défilent, parmi eux ceux des primo-romanciers. Soit j’ai pris un coup de vieux, soit Adrien Blouët est vraiment très jeune (1992), toujours est-il que c’est de la jeunesse dont il nous parle dans L’Absence de ciel. Hennes Van Veldes se cherche, dans le viseur de sa caméra, et s’il a eu l’idée géniale de se proclamer documentariste freelance, croyant tenir un truc (et réinventer la poudre comme nous tous, souvent, c’est touchant), avouons que pour l’instant le travail ne se bouscule pas vraiment au portillon. Voyez l’ambiance, nous sommes en Allemagne, ça va mal (en vrai) mais c’est cool (en vrai). Le mystérieux Cornélius Düler – écrivain poussiéreux quasi enterré exilé au Danemark – va agiter le petit monde de notre jeune ami en lui proposant un contrat, jeune ami mi-méfiant, mi-enthousiaste, râlant parce que Svendborg, où le convie son commanditaire, n’est pas la porte à côté, alors que le bar du coin, lui, est toujours ouvert. La jeunesse, on a dit. Ceci-dit l’accord est scellé, un peu flou, certes, mais a priori pas trop compliqué : réaliser un film sur l’environnement géographique d’un artiste du sud de l’Allemagne, Wolfgang Laib. Objectif : ne pas se faire repérer. Prenant son courage à deux mains (alléché par la perspective d’un salaire qui devrait lui permettre de remplir son verre quelques mois), Hennes s’enfonce dans les territoires neigeux, décidé à remplir sa mission, conceptualisant par avance sa future réalisation, Hennes est un artiste (auto proclamé) ne l’oublions pas, Hennes râle (encore) parce que, quand même, les auberges de jeunesse ne sont plus ce qu’elles étaient (et le wi-fi est limité, Scheiße !)
Le premier film réalisé par Hennes Van Veldes dure vingt-neuf minutes ; il y travailla entre sa troisième et sa quatrième année d’études, à Berlin. Il avait connu son ami Lukas Ottersbach au lycée de Hambourg, plus précisément au lycée de la petit ville mortellement ennuyeuse de la banlieue de Hambourg dont ils étaient tous deux originaires. Lukas jouait dans un groupe de rock progressif avec sept autres membres, et Hennes avait décidé de les observer pendant quelques semaines avec sa caméra, au début sans trop savoir dans quelle aventure il se lançait. Il intitula le film Mangold !, simplement en référence au nom du groupe.
Hennes était passablement insensible à la musique, du moins il affirmait qu’elle occupait dans sa vie une place moins importante que celle que la plupart des gens lui réservent habituellement. Au contraire, Lukas en avait toujours écouté avec passion et avait suivi depuis l’enfance des cours de guitare et de violon dans divers conservatoires. Une fois les bases très correctement acquises, aux alentours de quinze ans, il avait délaissé le violon et la guitare pour se consacrer à l’écriture et à la composition, le plus souvent lors d’improvisation sous l’influence de diverses drogues, selon lui indispensables à la création musicale. Pas de création sans excès, répétait-il à qui lui reprochait d’abuser des substances, et jusque-là tout lui avait donné raison. Avec des amis de Hambourg, il avait formé son premier groupe qui avait achevé de prendre sa forme actuelle à Berlin, en conservant toujours son nom : Mangold !, avec un point d’exclamation. Certains des huit membres, plus du côté des Berlinois que des Hambourgeois, ne rêvaient que de supprimer le point d’exclamation qu’ils jugeaient complètement ringard, mais comme ils avaient rallié la formation sur le tard, leurs voix n’avaient jamais fait le poids face à celles des membres originels.
Je ne vous en dirai pas plus sur une histoire qui, vous pouvez l’imaginer, s’avèrera un peu cocasse, un peu légère, un peu mortifère également. Car Hennes s’ennuie, doutant sérieusement de ce qu’il a à faire, peinant à trouver ses marques dans un monde qui est bien loin de sa confortable zone de confort berlinoise, et si Hennes s’ennuie, le lecteur s’ennuie, ce qui – c’est probable – est voulu. Quelques palpitations néanmoins, lors d’une apparition hors cadre, ravivent un peu l’ambiance. La solitude de notre gamin isolé et pas fraichement bien dans sa peau va le faire sombrer dans une obsession qui nous offrira les plus belles pages de ce court roman. Il y a toujours quelque chose à prendre, et si ici il y a beaucoup, presque trop, quelques bonnes idées affleurent dans le déroulé narratif. Reste que Hennes, s’il est un peu froutraque, inconstant, très légèrement agaçant, discret aussi (à l’image de ce tout début dans lequel il est se met de côté pour laisser la lumière sur son copain subversif, Lukas) est un personnage auquel on s’attache, pour son envie de bien faire et son habitude d’être vite dépassé, assez pour avoir envie de le voir évoluer.
Ces premiers pas titubants sur le terrain junglesque du documentaire ouvrirent la voie à Hennes, qui considéra dès lors ce médium avec plus d’attention et de respect, allant jusqu’à penser que celui-ci serait le plus adapté à sa personnalité. C’est à cette période qu’il commença à envisager l’art du documentaire de création comme un genre en tout point égal à celui de la fiction, et non plus, tel qu’il l’avait d’abord considéré, comme une manière subalterne de proposer une vision du monde : la réalisation de documentaires lui permettrait d’offrir une lecture personnelle du réel, et non plus une lecture personnelle de questionnements personnels, doublée de tentatives de réponses à ces questions comme il l’avait fait jusqu’alors. Le documentaire lui apparaissait désormais comme un art tourné vers le monde, ou au moins qui pouvait être tourné vers le monde, avec une certaine humilité qui permettait au réalisateur de s’effacer derrière les sujets qui lui tenaient à cœur. D’ailleurs, les documentaristes n’étaient pas connus pour attirer les groupies ou pour amasser des fortunes colossales dissimulées dans des paradis fiscaux : ils opéraient plutôt comme une guérilla d’espions solitaires, une petite clique de passionnés ne vivant que pour des festivals indépendants, et il était plutôt rare que le nom d’un individu quitte la sphère qui l’avait façonné pour atteindre l’oreille du grand public. Le goût de Hennes pour le documentaire et son idée d’en faire un emploi du temps à part entière ne témoignaient pas d’une visée mégalomane, mais d’un ambition, en somme, plutôt honnête et humble.
Quant à l’écriture, elle tient en un mot : propre. Quant au message, libre à nous de le développer au-delà de l’histoire qui est racontée et de s’interroger sur cette jeunesse qui connaît L’Absence de ciel, et donc l’absence de perspectives. Souvenir ému de ces moments de flottement où l’on se demandait à quelle sauce on allait être mangé, si la vie allait un jour se décider à démarrer et comment faire, bordel, pour comprendre comment le foutu monde des adultes fonctionne (interrogations, hélas, qui auront la fâcheuse habitude de se répéter à d’autres moments charnières, mais ne stressons pas les jeunes avec nos problèmes de vieux). L’absurde, en littérature, même à dose relativement faible, est toujours utile pour poser le doigt sur les dysfonctionnements de la réalité. Reste qu’il s’agit ici d’un premier roman auquel je ne peux que reprocher une certaine absence de maîtrise, les idées et l’envie sont bien présentes, mais les pistes s’ouvrent et s’ouvrent et ne se creusent pas et se referment, me laissant sur ma faim. En gros, intérêt proche de l’Idaho, mais petite pause salutaire avant de m’attaquer à plus consistant.
Éditions Noir sur blanc – collection Notabilia – ISBN 9782882505934
À paraître le 15 août 2019