Protocole gouvernante – Guillaume Lavenant

Protocole gouvernante

Entrer dans Protocole gouvernante, s’ouvrir une porte vers un univers surprenant, étonnant, déroutant. Outre le fait que ce « guide de bonne conduite » soit écrit au vous, il use aussi d’un futur particulièrement perturbant. S’agit-il ici d’une « science-fiction » ou d’une réalité qui s’écrit devant nous ? Qui est donc cette femme qui semble découvrir ses instructions à travers nos yeux, pourquoi se fait-elle embaucher par cette famille modèle, bourgeoise, famille si parfaite qu’elle en devient prévisible, dans le moindre de ses gestes, dans la moindre de ses failles ? Et surtout, qui est l’auteur de ce manuel, dans quel but ? Ne vous y trompez pas, à part ce côté prédictif et cette forme singulière, ce roman n’a rien à voir avec le fantastique, il est au contraire totalement ancré dans le réel (non précisé, non situé, non daté), tant et tant qu’il se devine politique, se révèle engagé, même si – là encore – ça sera au lecteur de combler les trous et de définir le combat – si combat il y a. Un livre particulièrement mystérieux, donc, qui – gage des grands textes ou des coups de génie – marque et continue de faire mouliner les méninges bien après que la fin (ouverte, vous l’aurez deviné) ait été lue.

1.

Vous irez sonner chez eux un mercredi. Au mois de mai. Vous serez bien habillée, avec ce qu’il faut de sérieux dans votre manière d’être peignée. Vous ressentirez un léger picotement dans le bout des doigts. Il vous faudra tourner la tête et projeter votre regard sur le voisinage pour recouvrer votre calme. Ce qui finira par survenir, à la vue des pelouses bien tondues et du soleil qui dessine le contour de chaque chose. Derrière sa moustache, le voisin vous fera un signe. À ses pieds se tiendra, en appui sur sa béquille centrale, une Triumph Thunderbird 900, année 96, dont les pipes d’admission auront été déposées, le cache-culbuteurs retiré, la culasse soigneusement mise à part, avec boulons d’assemblage et goujons, sur les dalles de granit de l’allée.

2.

Ce sera elle qui ouvrira. Elle est jeune. C’est la première chose que vous vous direz en la voyant, trente-cinq ans, quarante au maximum, ce qui ne veut rien dire. Lignes et corps se mouvant dans un certain volume.

3.

S’il est là, vous vous sentirez à l’aise. Vous ne pourrez pas vous empêcher de les trouver sympathiques, et si cela arrive, c’est une bonne chose, car tout se passera mieux s’il en est ainsi. Vous aussi, vous devrez leur sembler sympathique, là, assise au bord de leur canapé crème. Ils devront avoir envie de dire que pour eux c’est ok, pour nous, c’est ok, c’est lui qui prononcera ces mots en consultant sa montre, juste avant de vous sourire comme il faut, bon timing, toujours. Il ajoutera l’idéal, c’est ce qu’on s’était dit, c’est que vous soyez disponible pour Elena le matin et en fin d’après-midi.

Si ma réflexion post-lecture reconnaît à Protocole gouvernante de vraies audaces, quelques bons stratagèmes et une faim non assouvie, il serait mentir que de dire que le chemin a été simple à parcourir, tentée que je fus d’abandonner Guillaume Lavenant en plein cœur d’une intrigue qui peine et traine à se mettre en branle (avant de s’accélérer de façon magistrale et très cinématographique dans le dernier tiers). Vexée que je fus, sans doute, de ne pas comprendre les agissements de cette fameuse gouvernante, m’agaçant devant des redites, des répétitions (vague réminiscence de la terrible Jalousie du non moins terrible Robbe-Grillet), comportements compulsifs ou détours inexplicables, impression d’un lâche ventre mou qui – d’autant plus dans un roman qui ne compte que 190 pages – ne pardonne pas. Rythme erratique qui a heurté ma patience, bien que je sache que les révolutions ne se fomentent rarement qu’en un seul jour. Si la clef du problème me sera finalement donnée (et ouvrira voie à d’autres questionnements ô combien plus étonnants), peut-être m’aura-t-il été nécessaire d’avoir à ne pas céder à la première embûche pour apprécier d’autant plus l’équilibre de l’échafaudage qui se construit tout au long du roman. Tout comme se discerne la mécanique de l’auteur qui s’autorise quelques excentricités littéraires, techniques (mais reste attentif à la cohérence du style), celle du lecteur n’a pas d’autre choix que de s’adapter – à vous de voir si vous aimez, ou pas, sortir de votre zone de confort.

4.

S’il n’est pas là, cela se compliquera légèrement. Elle vous fera patienter, vous dira mon mari n’est pas là et vous invitera à l’attendre au salon. Vous l’attendrez ensemble au salon. Cela durera longtemps. Cela durera longtemps parce qu’elle sera en face de vous à ne rien faire, qu’elle vous aura proposé thé et petits gâteaux que vous aurez déclinés, et, comme elle ne parlera pas, ou très peu, il ne se passera rien de notable. Elle se touchera les cheveux. Rien ne pourra être dit sans lui, sans sa présence. Une heure plus tard, une heure ou deux, prenez toujours de la marge sur nos indications, vers le début de soirée, vous entendrez s’abaisser la poignée de la porte d’entrée. Le voilà. Elle se lèvera avec empressement et jouera pour la première fois devant vous l’arrivée du mari, telle qu’elle la conçoit, telle que vous l’observerez ensuite suffisamment pour que l’habitude vous en voile l’aspect millimétré qui, ce jour-là, le premier, vous sautera aux yeux, devra vous sauter aux yeux, et dont vous devrez vous imprégner dans les moindres détails, entrée du mari, qu’elle rejoindra dans le vestibule, chéri, lèvres qui s’approchent jusqu’à se toucher hâtivement, chéri, à nouveau, et vous comprendrez qu’il s’agit d’une phrase plus longue qui s’amorce, tout cela chuchoté et à peine audible à la distance à laquelle vous vous trouverez, sa main droite à elle autour de sa taille à lui, sa main gauche à hauteur du nombril, indiquant le salon d’un index mollement tendu, la jeune fille, Bertrand, la jeune fille est là, à voix basse toujours, la jeune fille est là, et le regard appuyé pour signifier qu’un événement non ordinaire a eu lieu, avant qu’il ne suspende son pardessus, ne jette un œil à son visage dans le miroir et qu’ils ne franchissent ensemble cette double porte à carreaux vitrés type atelier qui les séparera du salon où vous serez restée poliment assise.

Néanmoins, il faut reconnaître que la quasi incompréhension est aussi le ressort qui pousse à vouloir terminer la lecture, un certain suspens, et bien qu’on sache par avance qu’on ne saura pas tout, il peut être galvanisant, parfois, d’avoir une lecture active, le meilleur des livres étant évidemment celui qui ne nous a pas été totalement été prémâché et qui nous oblige à parcourir une partie de la route. Séduira, séduira pas, patientera, patientera pas, sera comblé, sera frustré, Protocole gouvernante est vraiment de ces romans qui – c’est au moins une certitude – devrait s’offrir au moins autant de lectures que de lecteurs (ceci n’est pas une tautologie). Une curiosité qui ne laisse donc pas indifférent, pour un premier roman c’est déjà une réussite. De là à vous livrer le fond de ma pensée, le seul terme qui me vienne en tête est perplexité. Amusée, pourtant, désormais, que je suis de m’être laissée entraîner dans un récit qui tient autant du théâtre, pour la mise en scène millimétrée et étouffante de ce presque huis-clos, que du cinéma pour la prise de conscience finale, que je visualise comme une envolée vertigineuse de la caméra ou un porté épaule saccadé. Hâte en tous les cas qu’il paraisse afin de pouvoir échanger avec d’autres mes impressions et conclusions. Un bouquin qui – et là j’en suis sûre – va faire parler.

Éditions Rivages – ISBN 9782743648145

À paraître le 21 août 2019