Suicide – Mark SaFranko

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Connaissais, aimais, Mark SaFranko pour son magnifique héros en demi-teintes, ambiance John Fante, Putain d’Olivia, Confessions d’un loser, regrettée 13note. Le retrouve, surprise, auteur du parfait archétype d’un parfait policier, Vincenti à la dérive, le soupçon qui hante après la chute, 10 étages, d’un immeuble de Hoboken, jeune fille en fleur. L’inspecteur n’a pas les idées claires, dans le marasme qu’est devenue sa vie, il patauge, se heurtant à l’agressivité de sa femme qui en fréquente un autre, à la tristesse de son fils, haut comme trois pommes, qui s’entortille dans les déchirures des adultes, se heurte et se perd dans des bras mordorés sans avenir, trébuche contre son ancien équipier devenu une autre. Crise qui nourrit et se fuit dans une nouvelle obsession, la photo entraperçue dans la chambre de la peut-être suicidée, elle aussi lui rappelle, lui révèle, quelque chose.

La cour était comme à l’abandon ; les jeunes arbres étaient dépouillés de leurs feuilles et les parterres de fleurs de leurs couleurs, à l’exception du sol brun sec, couleur bouse, où les tulipes, bariolées et racoleuses, s’épanouiraient d’ici un mois à peine et métamorphoseraient tout le paysage. Un aveugle en pardessus à chevrons et chapeau Stetson se dirigeait vers lui. Il agitait, telle une faux, une de ces rares cannes longues à bout blanc. Vincenti essaya de l’éviter (les aveugles lui filaient les jetons), mais tel un gamin jouant à la corde, il dut sauter par-dessus cette fichue canne. Au loin, au-delà de River Street et de la terre retourné des bords du fleuve, un pittoresque remorqueur, rouge camion de pompiers, semblait tout droit sorti d’une carte postale. Sur la large étendue d’eau grise, il tirait vers la mer une péniche sans doute remplie des ordures les plus dégueulasses de New York. La ligne d’horizon de Manhattan, stoïque et indifférente, jouait les toiles de fond. À ce moment-là, Vincenti fut saisi par une bouffée d’air froid et humide aux relents d’égouts, odeur typique d’Hoboken. S’il avait seulement eu l’énergie d’y réfléchir, la scène l’aurait déprimé.

Pur roman noir, totalement classique et totalement addictif. Serait-ce cet homme qui envoûte, lui que l’on sent au point de tension maximal, prêt à craquer à la moindre anicroche, ses secrets pleins les poches qui pèsent comme promesse de terminer ce roman sans faute, soupçonnant pourtant qu’il n’y aura pas d’impact spectaculaire, mais qu’importe l’atterrissage quand c’est la chute qui compte, ou sa non moins surprenante ami.e, double flou et toxique, pilier indispensable, indissociable, Tom devenu Ellen, une vie choisie quitte à tout perdre, quitte à tout subir, le mépris, le rejet, les moqueries, la trop grande solitude de qui n’a pas de place dans nos dualités, dans nos binarités. Ou encore la disparue, dont on essaye de suivre la trace, si peu la connaissaient et ceux qui savaient préfèrent se faire discrets. Serait-ce donc les hommes, les femmes, qui nous agrippent à ce Suicide, ou le goût d’une enquête, le doute d’une vraisemblance si vraie qu’elle en devient troublante, insupportable. Pourquoi à la vingtaine se jeter par la fenêtre, pourquoi à cinquante se retenir encore à ce qui nous glisse entre les mains. Drame sans terreur, drame sans tension, Suicide se lit sans empressement, vitesse de croisière de celle qui en a vu d’autres, et qui n’a vraiment pas hâte de quitter Mister Mark SaFranko.

Mais tel n’était pas le cas. Comme souvent, sa journée de boulot avait été particulièrement chargée et il était désormais sur les rotules. La nuit dernière, il avait de nouveau fait ce rêve où il tuait quelqu’un par accident et craignait que le corps ne soit découvert : cela n’avait fait qu’aggraver les choses. L’information concernant l’incident survenu à l’Hudson Arms lui était parvenue sous la forme d’un rapport rédigé par l’agent Gregory Franks et déposé sur son bureau avec le reste du courrier. Il s’était arrangé pour pouvoir se rendre sur place en rentrant chez lui en fin de journée. De toute façon, dans les cas de suicide, on ne pouvait en général pas faire grand-chose après les faits. Les morts étaient… morts, justement. Rien ne pouvait les ramener à la vie. Il n’y avait donc pas de véritable urgence.

De ces livres qui tiennent debout tout seul, ronds comme des billes, cohérents comme de micro univers, à l’inverse de l’inspecteur qui titube et équilibre pourtant. Il n’y aura pas de suite, tout se boucle et tout se répond. Ni chamboulement, ni arrêtez tout lisez, ni roman qui bouleversera vision du monde et des lecteurs, c’est dit sans passion mais c’est dit avec satisfaction, Suicide est de ces policiers qui méritent qu’on s’en empare, parce qu’ils sont la vie, la crise des hommes à la mémoire trop pleine, hommes qui trainent des pieds pour continuer à exister, la crise des jeunes filles qui oscillent sur les bords des fenêtres, prisonnière d’un passé qui brouille l’avenir, la crise des hommes louches qui fréquentent les couloirs feutrés des beaux immeubles new-yorkais, planquée au fond du sac la came qui ronge les neurones, la crise de ceux qui sous l’habit cachent d’autres personnalités, d’autres gouffres. Un roman sur la lame où à chaque instant tout peut basculer, d’un côté ou de l’autre, plombé par le poids des regrets, porté par l’envergure d’une écriture aussi impeccable qu’implacable. SaFranko a ce talent rare de donner pesanteur à ses personnages éthérés, de ceux qui nous resteront dans le cœur et puis aussi un peu dans l’âme.

Éditions Inculte – Traduction collaborative (américain) sous la direction de Barbara Schmidt dans le cadre de la résidence ARIEL – ISBN 9791095086994