Entrer en Guerre des dinosaures comme on entre dans un mythe. Celui de l’homme qui a vu la bête, l’os de la bête, l’a mesuré, en a mesuré le potentiel, et grâce à son acharnement a créé un musée, et en créant ce musée a sauvé sa ville – El Chocón – en proie à la faillite suite à la privatisation d’Hidronor. Comme dans tous les bons mythes, réalité et fantasme ne demandent qu’à s’entremêler, l’histoire ne demande qu’à se réécrire, toujours plus fantastique, excessive, incroyable. Là où l’on ne croyait croiser que de vieux dinosaures, morts, enterrés, inoffensifs, nous voilà face à des hommes, trop vivants, de mauvaise foi, absolus. Le sourire n’est jamais bien loin pendant la lecture de cet excellent reportage (qui se lit comme un roman, comme toujours avec les ouvrages des éditions Marchialy), même si parfois il se fait grinçant quand on y croise, nuées d’oiseaux de mauvais augure, de sombres créationnistes qui, fatalement, ont bien du mal à digérer 90 millions d’années et à les faire coller avec la chronologie biblique. Des dinosaures herbivores, Noé se marre encore.
Dans le désert, lorsque le soleil est impitoyable, la ligne d’horizon se délite, si bien qu’il n’y a pas de démarcation franche entre le bleu du ciel et le rouge de la terre parsemée de pylônes électriques et de petits arbustes anémiques. Quelques plantes seulement résistent jusqu’à atteindre une couleur vert vif, mais la plupart restent d’un gris à peine plus pâle que le revêtement de la route nationale 237 qui traverse l’est de la province de Neuquén. S’il n’y a pas de chardons virevoltants, c’est uniquement parce que nous sommes au printemps et que le vent souffle moins fort qu’en automne ou en hiver. Le long de la route, il y a un panneau avec un dinosaure aux grandes dents, qui tient dans sa mâchoire les mots suivants, écrits en grandes lettres noires sur fond jaune : BIENVENUE À VILLA EL CHOCÓN. C’est à ce croisement que la route bifurque vers El Chocón, bâtie au bord du lac de retenue Ezequiel Ramos Mexía – une goutte d’azur sur fond rouge. En arrivant, on doit d’abord traverser la zone périphérique avant d’atteindre un terrain boisé et aménagé de chalets, puis deux quartiers de maisons basses qui entourent la place centrale. Là se dresse un bâtiment blanc au toit en tôle ondulée vert, le musée Ernesto Bachmann, le lieu d’asile du Giganotosaurus caroliniiqui, avec ses 14 mètres de long, ses 8 tonnes et ses 100 millions d’années, est le dinosaure carnivore le plus grand du monde.
S’il est question d’animaux morts et enterrés depuis un sacré bail, on s’amuse toutefois de voir comment les vieilles rivalités, elles, s’avèrent bien vivaces, et combien le fait de découvrir le dinosaure le plus gros, le plus vieux, le plus lourd, le plus long, tourne à l’obsession chez bon nombre des hommes que nous croiserons entre ces pages. Tout l’art du journaliste qui restitue l’ambiance, se mettant entre parenthèses et se gardant bien de juger, même si son étonnement et son amusement semblent parfois poindre entre les lignes. Une lecture, galerie de personnages, savoureuse, qui s’ouvre – et c’est tout l’art de ce type de reportages au long cours – et ouvre les perspectives. Car derrière les travers individuels se cache le drame de la collectivité. L’effondrement d’une utopie capitaliste, car avant d’être privatisée Hidronor était entreprise publique et avait vendu un sacré rêve aux employés de la centrale hydraulique (un barrage est en construction), créant une « ville bis », offrant logements, équipements, salaires mirobolants, tout en respectant scrupuleusement une hiérarchie de mauvais aloi que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher de certains romans de science-fiction. État-roi, état-nourricier, état-traître qui laissera sur le carreau des centaines de familles volontairement coupées du monde réel. Une réflexion économique comme une expérimentation à grande échelle, fascinante et terrifiante.
À cette époque, Rubén Carolini passait une grande partie de son temps libre dans le désert, à explorer, à chercher des fossiles, à s’entraîner au tir, à chasser des oiseaux, à prendre des photos, à filmer avec sa caméra VHS, à vivre ses aventures en somme. Voilà, en gros, à quoi il s’occupait l’après-midi du 25 juillet 1993, lorsqu’il tomba sur un tibia qui lui parût énorme et dont il apprécia la taille à l’aide de sa ceinture. Comme la ceinture ne suffisait pas, il dut ajouter un fil de fer. Puis il remonta dans son buggy orange et retourna chez lui à El Chocón. Il tira de sa bibliothèque un livre consacré aux dinosaures – sujet qui l’intéressait déjà avant – et lut une information qui ne manqua pas de le surprendre : le tibia du Tyrannosaurus rex, le carnivore le plus grand du monde alors, mesurait 82 centimètres tandis que celui qu’il avait trouvé faisait 1,10 mètre. Au cours des jours suivants, il retourna sur le lieu de sa découverte pour prendre des photos qu’il apporterait ensuite comme preuves à l’université nationale de Comahue, dans la ville de Neuquén, à presque 90 kilomètres au nord-ouest. Les paléontologues de l’université confirmèrent qu’il s’agissait bien d’une découverte de la plus grande importance, cela arriva aux oreilles des médias et généra beaucoup d’espoirs, car cette année-là venait de sortir Jurassic Parkqui déclencha un véritable engouement pour les dinosaures dans le monde entier.
La Guerre des dinosaures se veut donc d’approches multiples, et si on n’a guère le temps de s’ennuyer lors de cette épopée millénaire, entre petites arnaques, grands vols et grosses rançons, peut-être peut-on néanmoins regretter une certaine construction un peu chaotique, un manque de linéarité ou un angle assez peu défini qui freinent parfois une vraie et évidente compréhension des événements et des motivations. Rien qui n’empêche pourtant de prendre plaisir à découvrir ce dernier Marchialy, mais qui saborde le fait qu’il en restera quelque chose longtemps après que la lecture soit terminée. Néanmoins s’il est évident que les paléontologues apprécieront, s’il ne l’est pas moins que les férus d’économie s’intéresseront, si les amoureux de « beaux livres » pourront assouvir leur collectionnite aigue, et si les afficionados des maisons indépendantes se réjouiront de la belle diversité éditoriale française, chacun devrait donc trouver matière à se faire plaisir.
Éditions Marchialy – Traduction (argentin) de Cyril Gay – ISBN 9791095582441