Nous étions nés pour être heureux – Lionel Duroy

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Délaissé Lionel Duroy, mais pas oublié. Peut-être avais-je fait le tour de son Chagrin, cherchant, longtemps, pourtant, à démonter, titre après titre, les rouages de sa difficile histoire familiale, assouvissant les pulsions qui souvent me mènent à l’autofiction, elle qui m’interpelle et me laisse dubitative, dans le même mouvement. Pulsions voyeuristes ou visionnaires, le tout étant de voir, de chercher à comprendre ce qui est vu et ce qui est montré, jusqu’à l’instant où, c’est fatal, le regard se détourne. Et puis, bien des années après, l’annonce d’un nouveau « roman » dans lequel un repas de famille se passe « bien ». Deux étonnements qui relancent et la machine et la curiosité. Il est dit que ce livre peut être porte d’entrée sur un univers (impitoyable), du fait que je n’avais finalement guère gardé de souvenirs concrets de ce que j’avais lu (à part un prénom, Toto, et quelques scènes d’expulsions, des huissiers), je ne peux que confirmer, quoique, même si… rien, rien (et c’est dur à avouer) ne vaut Le Chagrin.

Ils ont prévenu qu’ils arriveraient vers midi et quelle heure peut-il bien être, là ? Sept heures ? Sept heures et demie ? À quelle heure s’étaient-ils pointés l’année dernière ? Midi, dans son souvenir. À bord de cette invraisemblable Mercedes. Qu’ils fassent les sept cents kilomètres depuis Paris, seulement pour lui, l’avait touché. Mais plus encore l’avait ému qu’ils veuillent le voir chez lui. « Si tu es d’accord, Paul, on va venir dans ta maison », lui avait dit Maxime au téléphone. Ainsi avaient-ils voulu inscrire ce retour dans une forme de solennité, car aussi bien ils auraient pu choisir de le revoir dans une brasserie quelconque lors d’un de ses passages à Paris. À partir de onze heures il s’était mis à guetter les voitures sur la petite route, debout sur le perron de la cuisine qui permet de voir par-dessus la haie. Il était un peu nerveux et ne savait pas ce qu’il allait éprouver. La veille, il avait dit au téléphone à son amie Sarah qu’il se sentait plus embarrassé qu’ému. Quatre frères d’un seul coup et un neveu qu’il ne connaissait pas…

Paul arrive à l’âge auquel les tempes blanchissent, férocement, les soucis, dirait mon père. Des soucis et des colères car Paul est de ces écrivains qui ont dans et par leurs écrits senti la nécessité d’expulser des vérités très lourdes à dire, trop lourdes à entendre, une enfance saccagée par la folie d’une mère et l’impuissance d’un père, par une fratrie si nombreuse que quand elle s’est retournée, d’un bloc, contre lui, 30 ans auparavant, à la sortie de son premier « roman », il s’est senti écrasé. Écrire aura au fil des ans permis, lui aura permis, de se vider de la souffrance de cet abandon collectif, de l’incompréhension, la déception, la rancœur, lui aura sans doute et simplement permis de rester en vie, de tourner quelques pages. Il y a tant et tant de détails, de questions, de recherches, d’hypothèses dans l’œuvre (car elle se pense dans sa globalité) de Duroy qu’il faudrait soit tout reprendre, soit accepter d’entrer dans Nous étions nés pour être heureux en ne sachant rien, se laisser happer par cette farandole de noms, par ces arrivées incessantes de visages presque inconnus. Ambiance de ces folles journées d’été, que nous avons tous plus ou moins connues, où les nôtres déboulent, chacun dans ses bavardages, dans son individualité, et formant pourtant un tout, un clan, une unité. Mystérieux liens du sang qui unissent, interrogent et tendent. Accepter, donc, de se perdre et garder juste une idée : depuis 30 ans, Paul n’a pas revu ses sœurs et frères. Il a connu une vie de famille, des vies, des familles, des femmes, des enfants (autres motifs récurrents). Et voilà qu’une partie de sa fratrie le recontacte, parce que toutes ces vieilles histoires, finalement, parce que quand même, les cousins qui ne se connaissent pas, c’est dommage, vraiment dommage, trop dommage, laissons là, monsieur, le passé. Une rencontre, un projet, une grande fête de famille. Et commence alors ce nouveau roman.

– On a pris conscience au printemps, grâce à Maxime, grâce au film qu’il a entrepris de tourner et dont il va te parler, enfin… si tu veux bien, que tout ça n’avait plus aucun sens. Comme tu ne pouvais pas monter à Paris, on a décidé de venir. On veut te revoir, Paul, connaître tes enfants, reconstruire ce qui peut l’être, mais il faut que les choses soient claires : si toi tu ne le veux pas, ce que nous pouvons comprendre, on repart de suite. Nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour t’embêter…

Il avait laissé sa dernière phrase en suspens et fixé Paul avec un pâle sourire, lui donnant l’impression qu’il était prêt à se lever et à s’en aller dans la seconde sur un seul mot de lui.

– Non, avait fini par répondre Paul, ça me fait plaisir de vous revoir.

Tout s’était joué à ce moment-là, sur cette pauvre phrase – « Ça me fait plaisir de vous revoir. » Mais il aurait pu aussi bien dire : « Oui, je préfère que vous repartiez, les premières années j’ai beaucoup souffert de votre absence, mais depuis longtemps vous ne me manquez plus, je me suis habitué à vivre sans vous et je crois qu’il n’y a plus de place pour vous dans ma vie » – car les deux choses étaient également vraies. Il avait éprouvé à les revoir une émotion qui tenait à leur gentillesse, à ce qu’ils réveillaient aussi de tendre et de douloureux dans sa mémoire, mais qu’allait-il faire d’eux après tant d’années sans eux ?

Paul est de ces personnages que l’on découvre (retrouve) avec une certaine tendresse, celle pour le vieux cousin, le vieil ami, à qui l’on pardonne bien des fantaisies, même celle de s’éclipser, plus souvent qu’à son tour, dans son grenier pour aller compulser ses archives, retrouver (avec un flair et un ordre incomparables) la photo noir et blanc qui la montrait nue, celle des parents qui ne sont pas même les siens, et qu’il a conservée pourtant. Car Paul est un archiviste dans l’âme, l’âme de la famille. Partageons ses angoisses, sourions à demi de ses entêtements, de son acharnement à déclarer qu’il avait le droit de tout balancer à la face du monde, sa surprise quand il se rend compte que cela a pu heurter, blesser, son étonnement sincère, on n’en doute pas, quand il essaye de comprendre comment ont fait les autres, ses sœurs, ses frères, pour survivre à cette enfance qui lui l’aurait laissé mort s’il n’avait pas ouvert les vannes. Alors Paul est à Paul ce que Paul doit être à Paul, aucun problème, réflexions passionnantes entre les lignes sur l’autofiction, pouvoir de l’écriture, revendication, aliénation de la fiction et de la réalité. À ses côtés, ses enfants et leur mère, points de vue éclairant, autres points de vue qui éclairent. Et – plus épatant – près de lui sa fratrie, calme, sereine, apaisée, quelques larmes, évidemment, quelques grondements, mais pas de cris. Est-il fou de les découvrir si conciliants, enterrant en une belle après-midi une hache de guerre qui rouille depuis 30 ans ? Un peu, oui. Et de me demander à quoi j’assiste tout au long de ces 222 pages. Serait-ce un enterrement ? de ces instants où l’on voit en une fraction de seconde défiler notre vie et surtout ceux qui l’ont habitée ? Serait-ce le point d’orgue d’une œuvre qui se clôture, où les vieux dossiers se referment, où l’on ne déplore qu’une seule absence mais où on s’étonne d’une visite imprévue ? Mais surtout, est-ce encore la réalité une nouvelle fois offerte à nos yeux, ou une pure fiction, fantasme, pensée magique un peu dingue d’un auteur qui a passé sa vie à écrire sa vie et qui a, peut-être, cette fois, décidé d’écrire une fiction en priant très fort pour qu’elle devienne réalité ? Idée séduisante au possible, qui trouve écho (pour moi) dans un autre roman de cette rentrée littéraire, celui de Queffélec, et que je décline dans des rêveries sans fin. En guise de conclusion, me dire que bien qu’il nous ait ouvert les portes, si souvent, si longtemps, Duroy reste seul gardien sa maison, celui qui sait ce qui est vrai et celui qui sait ce qui vient d’où. De quoi nous donner envie de (re)lire l’intégralité de ses « romans » d’un œil neuf.

Éditions Julliard – ISBN 9782260053309

À paraître le 22 août 2019